11.9 La condition handicapée comme condition humaine

Significations du handicap mental : 11.9 La condition handicapée comme condition humaine ou La condition humaine comme condition handicapée

Le handicap lourd ou sévère convoque Dieu, sinon, au moins la question de Dieu. Il le fait autant pour ceux qui y sont confrontés pour la première fois, que pour ceux qui l’accompagnent tous les jours. Il le fait autant pour ceux qui se déclarent croyants que pour ceux qui se disent agnostiques ou athés. Comment ?

Les situations extrêmes poussent tous à leurs limites ; les uns immédiatement, les autres dans la durée, devant l’échec des moyens et des compétences professionnels et personnels dont ils disposent. Foi et raison sont ébranlées. L’impuissance est telle que le vide qui s’instaure appelle l’ultime, réponse d’un au-delà, au-delà du soi-même et du nous-mêmes encore concevable par soi-même et par nous-mêmes. Séparation absolue ou fusion, rejet ou mystique, il est difficile de trouver une troisième voie, plus humaine. Comment retrouver le non-séparé quand il n’y a plus beaucoup qui permet de reconnaître en l’autre soi-même ? La conscience devient « daimonion », « signe divin », appel et vocation[1], et le vis-à-vis ange ou démon.

Ce n’est pas « Dieu comme origine de l’interrogation radicale » (Wilhelm Weischedel, cité par Denis Müller[2]), mais c’est l’homme, sa misère qui est interrogation radicale. Pourtant les deux sont liés.

Nous arrivons ainsi au noyau de mes travaux, à ce qui les traverse et les résume aussi, la condition humaine, – dont le handicap mental est pierre de touche -, et ses implications pour l’accompagnement spirituel. Qu’est-ce qui fait humain et personne, et qu’est-ce qui fait que nous soyons prêts à vivre ensemble, avec des humains et des personnes dont l’humanité et la personnalité sont contestées, et à les respecter dans leur dignité, considérée fondamentalement la même que la nôtre ? Qu’est-ce qui fonde l’appartenance à la communauté humaine et qu’est-ce qui la sauvegarde quand ce qui la fonde est fragile, sa part innée, quasi naturelle, et sa part conventionnelle quand la nature n’est pas celle de la normalité humaine ? Sa part scientifique et sa part philosophique, éthique voire théologique ?

La première conception, – celle du « Grundgesetz » allemand notamment -, est la plus radicale : la dignité humaine n’est pas à fonder, mais à reconnaître en tant que telle comme a priori :

« Die Würde des Menschen ist unantastbar. Sie ist zu achten und zu schützen …“ (Article I 1)

En suit le respect des Droits de l’Homme comme droits fondamentaux absolus, „unverletzlich und unveräusserlich“ (Art. I 2).

Martin Honecker dit :

« Menschenwürde ist die Grundlage menschlichen Zusammenlebens. Sie ist Grundnorm, Grundwert und Grundrecht in einem. » (Einführung in die Theologische Ethik ; de Gruyter, Berlin 1990, p. 192)

L’argument scientifique pour prendre la défense de tout être humain en tant qu’être spécifiquement humain est d’ordre biologique, – non pas fonctionnel, de nouveau contestable -, mais catégoriel, l’appartenance à l’espèce humaine. Qu’on nous reproche notre « specism » ou non.

L’argumentation philosophique me semble être d’abord transcendantale, du type modus ponens :

„(1) Es gibt Erfahrung (vom Typ A).

(2) Wenn Erfahrung (vom Typ A) vorliegt, dann B.

Also: B.”[3]

“As standardly conceived, transcendental arguments are taken to be distinctive in involving a certain sort of claim, namely that X is a necessary condition for the possibility of Y—where then, given that Y is the case, it logically follows that X must be the case too.”[4]

  1. Pour pouvoir traiter un être humain comme personne, elle doit être une personne. Pour ne pas m’aliéner en tant que personne, je dois traiter tout être humain comme personne.
  2. Si je traite un être humain comme personne, il est une personne.
  3. Alors, tout être humain est une personne.
  4. Sinon, je ne serais pas personne, moi non plus.

Robert Spaemann dans son livre « Personen, Versuche über den Unterschied zwischen ‘etwas’ und ‘jemand’ »[5] me semble aussi emprunter cette voie en la mélangeant avec l’a priori biologique quand il donne six raisons,

« qui font que notre conviction intuitive que tous les hommes sont des personnes est vraie. »[6] (traduction par mes soins ; « für die Wahrheit unserer intuitiven Überzeugung, dass alle Menschen Personen sind ») :

1.     « Der Begriff der natürlichen Art hat … nicht dieselbe Bedeutung mit Bezug auf physikalische Objekte und Artefakte einerseits, Lebewesen andererseits. …

Die Exemplare dieser Art (des Lebendigen, AK) stehen zueinander in einem Verhältnis der Verwandtschaft, in einem genealogischen Verhältnis. Dieses Verhältnis ist für sie konstitutiv. Es gäbe das einzelne Exemplar der Art nicht, wenn es nicht andere gäbe und wenn es nicht in einer bestimmten Verwandtschaftsbeziehung zu diesen anderen stünde. (p. 254s)

2.     Die Anerkennung als Person kann nicht erst die Reaktion auf das Vorliegen spezifisch personaler Eigenschaften sein, weil diese Eigenschaften überhaupt erst auftreten, wo ein Kind diejenige Zuwendung erfährt, die wir Personen entgegenbringen. (p. 256)

Es gibt keinen gleitenden Übergang von ‚etwas’ zu ‚jemandem’. Nur weil wir mit Menschen immer und von Anfang an nicht mit etwas, sondern als mit jemandem umgehen, entwickeln die meisten von ihnen die Eigenschaften, die diesen Umgang im Nachhinein rechtfertigen. (p. 258)

3.     Wir können zwar zu zweifelsfreier Gewissheit über das Vorliegen von Intentionalität kommen und tun dies immer dann, wenn wir in unmittelbare personale Kommunikation eintreten, nicht aber können wir mit ähnlicher Sicherheit über deren Nichtvorliegen entscheiden. (p. 258)

4.     Betrachten wir … die Frage nach schwer Debilen. …

Tatsächlich aber geben sie mehr als sie nehmen … dass der gesunde Teil der Menschheit diese Hilfe gibt, ist für diesen selbst von grundlegender Bedeutung. Es lässt den tiefsten Sinn einer Personengemeinschaft aufscheinen. (p. 260)

5.     Es gibt keine potenziellen Personen. Personen besitzen Fähigkeiten, Potenzen. Personen können sich entwickeln. Aber es kann sich nicht etwas zur Person entwickeln. Aus etwas wird nicht jemand. (p. 261)

6.     Die Anerkennung von Personen ist die Anerkennung einer unbedingten Anspruchs. (p. 262)

Es kann und darf nur ein einziges Kriterium für Personalität geben : die biologische Zugehörigkeit zum Menschengeschlecht. … Personenrechte sind Menschenrechte. (p. 264) »

Tout en étant déontologique, cette ligne d’argumentation comporte toutefois une dimension utilitariste : pour moi, voulant être personne et voulant être traité comme telle, il est nécessaire de traiter tout autrui comme personne. Nous sommes toujours en quelque sorte dans une logique contractuelle, à la limite dans un donnant-donnant. L’autre en soi, en tant que fin en soi, indépendamment de ce qui nous est commun (« das Menschengeschlecht »), n’est pas forcément visé. Transcendance il n’y a pas obligatoirement, le régime est encore celui de la loi, même si c’est une Loi morale. Le « débile » de Spaemann me semble rester déficitaire, comme il dit lui-même, « malade » (p. 259). Pourtant, il n’est pas malade, mais il est tel qu’il est, handicapé et finalement exclu parce qu’il est ce qu’il est (et non pas parce qu’il est handicapé ; en dernier lieu c’est l’exclusion qui est son handicap ; cf. la CIF). De fait, il ne fait pas partie de ce « Menschengeschlecht », devant la loi il est « interdit », et son accompagnement vise toujours la « normalisation », peut-être sous le manteaux de la « valorisation des rôles sociaux », rôles en général compris selon les standards de la normalité. S’occuper de lui est à la limite une instrumentalisation pour que je puisse me réaliser et me valoriser moi-même dans mon humanité, ma personnalité et ma dignité.

Dans une série de récits fictifs du « moi » d’une personne « en situation de handicap », intitulée « On m’appelle handicapé », je tente d’exprimer cette réalité et de donner une entrée existentielle paradoxale dans le réseau des articles du site « ethikos » et dans mon univers de pensée par rapport au sujet, une réflexion de quelqu’un « incapable » de réfléchir, sur lui-même et sur ce qui lui arrive, personne qui pourrait être à travers moi-même un moi-même quelconque. La peine que j’ai de mener cette entreprise démontre la difficulté de se représenter la vie de ceux dont il est question. Penser le handicap (lourd) nous met en situation de handicap. Faudrait-il se taire quand on ne sait pas comment dire ce qu’on devrait dire ? Faire silence et revenir au parler de tous les jours, le langage courant, même s’il n’est pas réciproque, dans le simple vivre ensemble avec et pour eux, dans des institutions qui sont ce qu’elles sont, pas forcément justes ?

1 On m’appelle handicapé

2 Je suis handicapé

3 « En situation de handicap » Non !

4 Suis-je a-mental ?

5 Comment sans choix être autonome ?

6 « Handicapé mental » : ce qui n’a pas de nom n’existe pas

7 J’entends des choses que je ne comprends pas ou « Tu sais que mes parents sont morts ? »

8 Handicap mental ; anges ou démons

9 LE miracle : vivre malgré la vie telle qu’elle est ?

10 Respirer contre toute respiration

11 L’esprit du jeu : corps et âme d’une institution

12 Qui suis-je ? Idiot, fou ? Identité et états d’âme

Comment dire ce dont la particularité est de ne pas pouvoir se dire ?

Partager le cri ? Comment le traduire, sans le trahir ?

Accompagner le handicap sévère et lourd et vivre avec lui est peut-être poser l’humanité en soi, hors toute institution, même hors langage, cette institution considérée comme la première de l’humanité. Accompagner et vivre avec « amence » et « démence » est peut-être acte d’institutionnalisation avant-premier qui permet de sortir du pur biologique et confirme cette sortie à chaque fois de nouveau, donc refondation permanente de l’humanité. C’est ce qui expliquerait pourquoi l’humanité quand elle rechute dans la barbarie commence tout de suite à s’attaquer à l’infirmité. Ce n’est donc pas la peur du fou, de la folie de l’autre, qui mène au rejet, mais la peur de sa propre inhumanité. L’homme n’aime pas se voir dénudé. Sa réponse moderne est la mise en institution de l’invalide, même sans mise en institution, et l’assurance d’invalidité assure sa validité, et l’invalidité de celui est qui est considéré comme invalide.

Armin Kressmann 2011


[1]

„… die Spätantike hat ausdrücklich die Vorstellung von Gewissen als Gottesstimme im Menschen oder als ‚Interpret’ Gottes, vor allem in seiner anklagenden Funktion, entwickelt.  … Das Gewissen gilt als ‚Gott im Menschen’. Es wird als betont religiös verstanden. Seneca lehrt : ‚Es wohnt in uns ein heiliger Geist, ein Beobachter und Wächter alles Guten und Bösen in uns’.“ (Martin Honecker ; Einführung in die Theologische Ethik ; de Gruyter, Berlin 1990, p. 129)

[2] Introduction à l’éthique ; Labor et Fides, Genève 2009, p. 46)

[3] Was ist eigentlich ein transzendentales Argument ? Université de Tübingen (2.4.11)

[4] Robert Stern, Transcendental Arguments ; The Stanford Encyclopedia of Philosophy (2.4.11), Edward N. Zalta (ed.)

[5] Klett-Cotta, Stuttgart 1996

[6] p. 254  Le « notre » de « notre conviction » désigne ici, me semble-t-il, l’auteur, donc Spaemann lui-même. Cette « conviction intuitive » n’est pas partagée par tout le monde d’une manière universelle.

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