Le monde hospitalier, socio-éducatif et scolaire : une éthique entre le privé et le public

Comme notre État, notre société se veut libérale ; on est « tolérant ». Devant l’éclatement et le pluralisme consécutif des systèmes de pensées, de convictions et de valeurs, – constat devenu évident et banal[1] -, elle garde sa neutralité. Aussi longtemps qu’il n’y a pas diffamation (et encore !) ou interférence négative sur l’ordre et la paix publics, la conscience, la pensée, la foi, les opinions et leurs expressions sont de l’ordre privé ; l’Etat ne s’en mêle pas.

Mais voilà, il y a des domaines où le privé et le public se touchent et s’interpénètrent, notamment dans l’éducation et dans la santé. Ce qui était privé peut devenir public : la conviction politique ou religieuse d’un enseignant, la foi d’une infirmière, etc. Et parfois le public doit se mêler du privé, notamment dans le parapublic et dans les institutions de droit ou d’intérêt public. Les liens entre le privé et le public ne se laissent pas tous ramener à des relations purement politiques, professionnelles, institutionnalisées, contractuelles et/ou économiques.

Ainsi, en hôpital, mais plus encore en institution médico-sociale ou socio-éducative où patients et résidents vivent au quotidien et sont même domiciliés, les systèmes de pensées et de convictions ne s’affrontent pas seulement, mais sont sous-jacents à toute relation, au travail, à la prise en charge et aux collaborations. Alors, quelles sont les bases sur lesquelles se fonde le travail dans ces maisons et institutions ? Quel est le dénominateur minimal commun auquel chaque collaborateur doit adhérer ? Quelles sont les sources d’où sont tirées les approches et les missions ? Y a-t-il une éthique commune ? Et de quel type est-elle ? Après une longue période où les valeurs héritées faisaient évidence et n’étaient pas mises en question, aujourd’hui, trouvons-nous encore un fondement commun au travail accompli ? En a-t-on même besoin ? L’éthique institutionnelle est-elle encore en prise avec les modèles éthiques dominants dans notre société moderne ? Et ceux-ci, sont-ils appropriés au milieu socio-éducatif et opérationnels pour le travail auprès d’une population aussi dépendante que celle qui vit en institution ?

Questions d’éthique appliquée – quelques illustrations

En ce milieu évoqué, nombreux sont les questions et les conflits d’éthique appliquée, voire d’éthique fondamentale. En voici brièvement quelques exemples :

Autour de l’autodétermination :

–          Comment satisfaire l’exigence du consentement éclairé avec des personnes mentalement handicapées et dont les représentants légaux restreignent souvent leur mandat aux seuls aspects administratifs et financiers ?

–          Un contrat d’hébergement peut-il aller jusqu’à faire passer le pouvoir décisionnel en ce qui concerne la prise en charge (lieu de vie, lieu de travail, thérapies, soins médicaux, traitements médicamenteux, etc.) des représentants légaux à l’institution ?

–          C’est souvent lors de la facturation de soins médicaux adressée aux tuteurs (représentants légaux) que la question de prise de décision est posée. Lors d’un tel débat, un médecin disait : « Avec tous ces traitements, il est impossible de demander toujours l’accord des représentants légaux. ». Un tel avis est largement partagé par les collaborateurs en ce qui concerne l’ensemble de la prise en charge. Est-il tenable, juridiquement et éthiquement ?

–          Alors, quel est le rôle des représentants légaux et des familles ? Et si leur fonction est transférée à l’institution (par contrat ou implicitement ; d’ailleurs, se pose la question si c’est légalement possible, cf. Code civil[2]), qui, à l’intérieur de la maison, reprend leur rôle ? Ne faudrait-il pas redéfinir le cahier des charges des référents personnels dans le sens d’une sorte d’avocature, c’est-à-dire de défense subjective des intérêts du résidant, qui, pour le référent, passeraient avant les intérêts de l’institution, position difficile et délicate pour un collaborateur dépendant de la hiérarchie ?

–          Des discussions ont souvent lieu sur le maintien des acquis, priorité en beaucoup de situations. Cependant, avec le vieillissement ou lors d’une maladie dégénérative, ce qu’on demande au résidant pour qu’il maintienne son état physique ou psychique peut tourner en une maltraitance. Jusqu’où faut-il aller ?

–          Des mesures de contraintes peuvent s’imposer pour garantir la sécurité d’un résidant ou de son entourage, limitation des mouvements, enfermement, contention physique ou médicamenteuse et d’autres. Sont-elles toujours nécessaires, suivies et réévaluées régulièrement ? L’attachement est-il encore admissible, et si oui, dans quelles circonstances ? Et, consciemment ou inconsciemment, dans quel intérêt ces mesures sont-elles ordonnées et appliquées, pour protéger le résidant ou pour protéger la maison et son bon fonctionnement, pour des raisons médicales, socio-éducatives, financières ou autres ?

–          Beaucoup de choses relationnelles se passent autour de l’alimentation, rapport premier avec l’environnement et avec autrui. Avec des adultes, est-il admissible voire recommandé d’en profiter pour des mesures éducatives, des interdits ou des récompenses, etc. ? Est-ce qu’on peut priver un résidant du dessert parce qu’il n’a pas mangé les pommes de terre ? Doit-il tout manger ? Faut-il le forcer, même physiquement, à boire ? Quelle est la place pour ses goûts et ses envies ?

–          Dans la situation financière tendue, où faire des économies ? Comment répondre aux besoins ? Les loisirs sont-ils encore nécessaires ? Dans une pyramide comme celle de Maslow, comment y couper, linéairement, le sommet du triangle ou d’une manière pondérée ? Est-ce qu’on accepte qu’un résidant veuille fumer ou boire de l’alcool ?

Autour du statut des personnes handicapées mentales :

Avec ces questions déjà, nous touchons à l’image et au statut qu’ont les personnes handicapées et plus particulièrement les personnes handicapées mentales dans notre société. Ce qui est accordé à tout citoyen, à l’exception des droits civils, l’est-il aussi à ces personnes ? Et plus loin, leur humanité est-elle reconnue[3] ?

–          Avec la médecine de procréation assistée, le diagnostic et les thérapies prénatales, voire préimplantatoires, les perspectives de thérapies génétiques, etc., la question « eugénique » se pose d’une façon nouvelle, moins « spectaculairement », mais, en ce qui concerne les représentations et l’imaginaire, peut-être non pas très différemment. Qu’est-ce qui fait l’humain ? Et quelle est sa place par rapport aux autres êtres vivants[4] ? Et la « norme » ou la « normalité », qu’est-ce que c’est ? Et que faire de ceux et celles qui sont hors norme ?

–          Les intentions et les objectifs pédagogiques et socio-éducatives, ainsi que les théories psychologiques, philosophiques et éthiques qui sont à leur base ont une influence considérable sur la pratique au quotidien. Ainsi, en quelques années, on a passé de ce qu’on appelle la « normalisation » à la « valorisation des rôles sociaux ». S’agit-il toujours d’une « normalisation » déguisée, c’est-à-dire une tentative d’insérer le résidant dans des rôles prédéfinis par le reste de la société, ou s’agit-il d’accorder aux personnes handicapées des rôles propres à elles[5] ? Quel est ou serait, dans la société, le rôle social des personnes mentalement handicapées ? Quelle théorie pédagogique, psychologique, éthique et philosophique est derrière la pratique : utilitaire, comportementaliste, utilitariste, psychanalytique, déontologique, spirituelle, etc. ?

–          La contention physique et l’attachement sont interdits en milieu hospitalier ; ils ne le sont pas encore en milieu socio-éducatif. Pourquoi ?

–          Les lois sur la protection des mineurs sont très strictes, notamment par rapport à l’abus sexuel, ce qui n’est pas le cas pour les personnes handicapées. Même la jurisprudence est encore hésitante par rapport aux personnes handicapées mentales : sont-elles à traiter comme le sont les mineurs ou comme des adultes ?

–          Comment se fait-il que pour la médecine les personnes mentalement handicapées ont un intérêt moindre, encore aujourd’hui, ou que les éducateurs en formation s’y intéressent moins que pour d’autres populations ?

–          Est-il acceptable de tutoyer sans autre, comme les enfants, les personnes mentalement handicapées ? Qu’en est-il avec « l’infantilisation » de ces personnes ?

Autour de la politique et de la mission :

–          Il n’est pas simple de traduire les chartes et les missions des fondations[6] dans la pratique quotidienne, et les contraintes financières compliquent encore la tâche.

–          Un grand sujet est actuellement la politique d’admission. La demande dépasse le nombre de places libres ; comment y répondre ? La politique de l’Etat et des fondations est interpellée. Faut-il davantage profiler l’offre ? Comment répondre à l’évolution dans la société, le vieillissement de la population, aussi handicapée, des situations de plus en plus complexes avec un cumul de problèmes mentaux, physiques et psychiques, le marché du travail excluant de plus en plus ceux et celles qui ne sont pas aussi productifs ? Et les aspects financiers qui, d’une manière insinueuse, influencent les choix. Ainsi, en EMS, où les cas plus lourds « rapportent » davantage, ceux-ci sont aussi privilégiés, en institution socio-éducative, où ce n’est pas la cas, le contraire risque de se produire et certaines familles ont de la peine à trouver une place pour leur parent handicapé.

–          En conséquence, trouver une place est souvent plus dû au hasard qu’à une démarche bien maîtrisée et suivie. Il n’y a pas non plus de collaboration entre les institutions et, même à l’interne, la mobilité entre les groupes et les lieux de travail n’est que rarement systématisée. On se prive d’un outil simple qui pourrait répondre à bien des difficultés devant lesquelles se trouvent de nombreux résidants et familles.

–          Historiquement, les institutions médico-sociales et socio-éducatives sont pour la plupart issues d’initiatives privées pour répondre aux besoins d’un type de population, et malgré les contraintes financières lourdes de l’époque, c’est la logique des besoins qui prévalait. Cette manière de faire s’est prolongée grâce à un soutien étatique de plus en plus grand, ce qui a permis de diminuer l’écart important d’espérance et de qualité de vie entre les personnes handicapées et la moyenne de la population. Le discours qui s’impose depuis peu du « moins d’Etat » et de « l’assainissement financier et des économies à faire» et le passage à une « logique des moyens » risque de renverser le mouvement et de compromettre les acquis.

Autour des systèmes de pensée (« Weltbilder ») et de fonctionnement, ainsi que des référentiels :

–          Au niveau politique se posent des questions sur le statut des institutions dans la société et leur financement, questions qui trouvent des réponses différentes selon les sensibilités politiques : privé, public, parapublic, étatique, fondation, fonds propres, fonds publics, subventions, enveloppes, contrats de prestations ? Un changement au Conseil d’Etat peut avoir comme conséquence un revirement des visions ou lorsque deux départements de l’administration cantonale sont impliqués, l’un pour les mineurs, l’autre pour les majeurs, ou l’un pour le scolaire, l’autre pour la santé, une même institution peut se retrouver devant deux visions opposées.

–          Comme déjà évoqué plus haut, en institution socio-éducative ce ne sont pas seulement les différentes convictions des collaborateurs individuels qui se côtoient (et s’affrontent parfois), mais aussi des cultures de pensée et des pratiques spécifiques à certains corps professionnels. Là où le médical est encore hiérarchisé, l’éducatif cultive souvent une hiérarchie plate et une sorte de « démocratie de base ». Le pédagogique, en milieu francophone, est marqué par le débat sur la laïcité. Les uns considèrent leur travail comme partage de vie avec les résidants, jusqu’à comprendre leur engagement comme vocation, les autres misent davantage sur la « professionnalisation » et séparent nettement leur vie privée du lieu de travail. Avec la création des Hautes Ecoles Pédagogiques et Sociales, les uns se rapprochent du monde universitaire, d’autres misent sur des formations plus pratiques. Les options politiques concernant les formations se prennent en dehors des institutions qui, elles, doivent s’arranger par la suite pour satisfaire leurs besoins et ceux des résidants et des patients. En ce qui concerne le travail, les uns favorisent la « production », les autres le « développement personnel ». Là aussi, les mécanismes de financement influent sur les options prises, sans que les choix se justifient toujours du point de vue pédagogique, éducatif, psychologique ou éthique. Le résidant, derrière, n’a que peu à dire ; encore une fois, c’est l’offre qui définit la demande plutôt que les besoins.

–          Comme conséquence de la rencontre, voire de la confrontation des options professionnelles prises, pour les résidants et les patients, le débat peut leur offrir un enrichissement là où le dialogue est stimulant, une menace là où il y a lutte au pouvoir, jusqu’à des dérapages comme par exemple la médicalisation[7] et  la psychiatrisation du handicap qui peut aboutir à une « contention médicamenteuse », voire une « maltraitance » déguisée et justifiée par des raisons thérapeutiques.

Armin Kressmann, mémoire en éthique, 2005


[1] Trois livres significatifs pour illustrer les évolutions (révolutions ?) dans trois secteurs distincts, le socio-politique, le spirituel et le techno-scientifique : F. Ascher, Ces événements qui nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs, Essai sur la société contemporaine, L’Aube 2000 ; G. Delteil et P. Keller, L’Eglise disséminée, Itinérance et enracinement, Cerf 1995 ; M. Serre, Hominescence, Le Pommier 2001

 

[2] Art. 367 C. Tuteur et curateur

1 Le tuteur prend soin de la personne et administre les biens du pupille mineur ou interdit; il le représente dans les actes civils. 2 Le curateur est institué en vue d’affaires déterminées ou pour une gestion de biens.3 Les règles concernant le tuteur s’appliquent au curateur, sous réserve des dispositions particulières de la loi.

Art. 406 2. Interdits

1 Le tuteur protège l’interdit et l’assiste dans toutes ses affaires personnelles. 2 S’il y a péril en la demeure, le tuteur peut placer ou retenir l’interdit dans un établissement, selon les dispositions sur la privation de liberté à des fins d’assistance.

Art. 407 II. Représentation 1. En général

Le tuteur représente son pupille dans tous les actes civils, sous réserve du concours des autorités de tutelle.

[3] cf. les discussions autour de certaines positions d’un Peter Singer ou d’un Tristram Engelhardt

[4] cf. p.ex. P. Singer, Praktische Ethik, Reclam Stuttgart 1984 ; J. Habermas, Die Zukunft der menschlichen Natur. Auf dem Weg zu einer liberalen Eugenik? Frankfurt 2002

[5] Ainsi p.ex. les personnes trisomiques ou les sourds-muets se considèrent parfois comme une population différente des autres, comparable aux Noirs par exemple, comme une sorte de communauté « à part ».

[6] En voici l’exemple de Lavigny :

« La Fondation ‘Institution de Lavigny’ a pour buts :
– L’aide aux personnes atteintes d’épilepsie ou d’autres affections neurologiques. Elle y pourvoit par le traitement ambulatoire et l’hospitalisation.
– L’accueil de personnes mentalement handicapées. Elle y pourvoit par leur hébergement, leur éducation, leur formation et leur occupation.
– La scolarisation d’enfants nécessitant un enseignement spécialisé. Elle y pourvoit par leur accueil en internat de semaine, en semi-internat et en externat
La Fondation « Institution de Lavigny » base sa philosophie d’accompagnement des personnes qui lui sont confiées sur :
– La déclaration universelle des droits de l’homme (1948)
– Les droits du handicapé mental (1971)
– Les droits des personnes handicapées (1975)
– Les droits de l’enfant (1989)
– Les droits du patient
Elle prend pour référence les valeurs suivantes :
– Dignité et valeur de la personne humaine
– Droits égaux et inaliénables de chacun
– Liberté, justice et paix
– Famille humaine et conscience de l’humanité
– Progrès social
La mission de la Fondation « Institution de Lavigny » consiste à soigner, garantir la qualité de la vie, l’épanouissement et le développement des personnes qui lui sont confiées, ainsi que leurs droits fondamentaux, y compris celui de participer pleinement à la vie en société. »

[7] Par rapport à la médicalisation de difficultés dans l’éducation, cf. O. Speck, Chaos und Autonomie in der Erziehung ; Erziehungsschwierigkeiten unter moralischem Aspekt, München 1997

Print Friendly, PDF & Email

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.