1er article de la série On m’appelle handicapé
On m’appelle « handicapé » ; je ne sais pas ce que cela veut dire. Mais, intuitivement, je n’aime pas ce terme, parce que, quand il est prononcé, il y a quelque chose qui ne joue pas[1]. Je le ressens, les gens se gênent. D’ailleurs, ils sont toujours mal à l’aise voire dégoûtés quand ils me rencontrent pour la première fois. Je me souviens encore de ce jour où le Conseil de fondation de l’institution dans laquelle je vis nous a rendu visite et comment certains de ces messieurs, banquiers, architectes ou notaires, étaient mal pris. Alors, qui est handicapé ?
Je ne veux pas être handicapé et je ne veux pas qu’on me traite de « handicapé ». Je suis un être humain et une personne. Je veux être comme tout le monde. Je veux être normal, même si je ne sais pas non plus ce que cela veut dire, être normal. Bref, je veux être comme vous, mais pas tout à fait non plus, parce que je veux aussi être moi-même, unique, singulier comme vous. Donc, je suis « handicapé mental », dit-on. Je ne comprends pas, dit-on, « il ne comprend pas, il a des problèmes cognitifs, il a un déficit intellectuel, c’est un autiste, un psychotique déficitaire, un trisomique, un polyhandicapé ». Autrefois on disait « idiot, arriéré, imbécile, crétin, inapte, inadapté, infirme » et la loi, en Suisse, parle de « faible d’esprit ». Non, je ne comprends pas. Mais je vis. Et vivre est difficile quand on ne comprend pas ce qu’on vit.
Prenez, le matin, quand s’ouvre la porte de ma chambre, – je vis dans ce qu’on appelle une « institution » ou un « établissement » -, quand je ne connais pas la personne qui entre dans ma chambre, parce que c’est une nouvelle stagiaire, parce que c’est un remplaçant, un intérimaire, ou je ne sais pas qui, – il y a tellement de changements dans le personnel, au point que je ne retiens parfois même pas le nom ou le prénom de ceux et celles qui passent chez nous -, je suis angoissé. Vous le seriez aussi, si quelqu’un que vous ne connaissez pas entrait dans votre chambre, le matin, vous réveiller, vous lever. Alors, je cris ; c’est ma manière de me manifester, de m’exprimer. Je cris parce que je ne parle pas, ou très peu, juste quelques mots, parfois. Je suis « aphasique »[2], disent-ils.
Mais quand c’est quelqu’un que je connais et que j’aime qui entre dans ma chambre, je suis content et je souris, et je cris aussi, peut-être, mais ce n’est pas le même cris. Ils ont de la peine à différencier mes cris, pourtant c’est très clair et facile quand on sait communiquer avec moi. Alors ils font un colloque ou un réseau quand ils ne savent plus interpréter mes cris ; mes cris les angoissent. Qui est handicapé ?
Armin Kressmann 2011 ; On m’appelle handicapé 1
[1] Assouly-Piquet, Françoise et Berthier-Vittoz, Francette ; Regards sur le handicap ; Hommes & Persepctives, Marseille 1994
[2] « L’aphasie, parfois appelé mutisme dans le langage populaire, est une pathologie du système nerveux central, due à une lésion caractéristique d’une aire cérébrale. Le mot « aphasie » vient du grec « phasis » (parole) et signifie « sans parole ». Ce terme a été créé en 1864 par Armand Trousseau. Depuis cette époque, le mot a pris du sens, en désignant un trouble du langage affectant l’expression ou la compréhension du langage parlé ou écrit survenant en dehors de tout déficit sensoriel ou de dysfonctionnement de l’appareil phonatoire. » (Wikipédia, 30.6.10)