Respirer contre toute respiration

 

10ème article de la série On m’appelle handicapé

J’ai parlé de Dieu, d’une réalité devant laquelle nos différences deviennent négligeables. Ce serait déjà raison suffisante pour garder la foi. Tous égaux, enfin, parce que l’autre égalité, celle des Droits de l’Homme, au fond ne concerne que les citoyens, justifie ainsi sa propre transgression et, comme conséquence, l’exclusion[1] de personnes comme moi de certains des droits proclamés. Moi, je ne suis pas citoyen, je suis interdit, étranger dans mon propre pays. L’égalité de tous, au-delà de la capacité de raisonnement, est peut-être ce qui fait aussi renier Dieu, par peur que, devant une instance absolue, les différences s’estompent ; c’est donc une question de pouvoir. Qui aimerait être comme moi, impuissant ? A l’opposé l’autre dérive : se faire Dieu, encore une fois pour exercer du pouvoir.

 

Laïcité radicale ou exclusive et fanatisme religieux se rejoindraient alors ?

 

Mais ce n’est pas la raison pour laquelle je vais au culte et je défends la spiritualité ; je le fais parce que là je peux vivre cette prise de distance dont je ne suis pas capable à travers la réflexion. Il est bien de sentir et de savoir qu’il y a quelque chose ou quelqu’un qui est là au-delà de tous les efforts et peines que je me donne, et qui m’accepte et m’aime indépendamment de toutes les qualités et tous les défauts. Je suis pardonné, pardonné d’être un fardeau, une charge, un sujet de culpabilité et de révolte. Je peux m’accepter parce que, enfin, je sens que je suis accepté.

 

Le dimanche, quand je vais à la chapelle de notre institution, j’entre dans cet autre univers où toutes nos différences n’ont plus d’importance, ni celle d’être handicapé ou non, ni celle entre protestants et catholiques, voire chrétiens et musulmans. Ce que vous appelez « œcuménisme » n’est même pas un sujet de discussion chez nous. Il s’agit d’humanité. Nous communions tous, nous faisons communauté et nous dépassons les divergences confessionnelles et religieuses, parce que nous les comprenons même pas. Nous sommes dans une autre réalité. Elle nous fait déjà un peu ressentir ce qui s’appelle le « royaume de Dieu ». Y règne d’autres règles, me semble-t-il ; tout y est renversé, j’y compte pour quelque chose, je suis quelqu’un. Cela, je peux le concevoir. Ainsi entrer dans le particulier de la foi nous ouvre toute grande la voie à l’universalité de l’être humain. Humain, qui es-tu ? Tellement humain que tu recule devant l’humain ? C’est paradoxal, n’est-ce pas ? Je ressens ce renversement qui surgit et se pointe à l’horizon : l’enjeu ultime se révèle en ce qui est rejeté, le reste, le « déchet ». Je deviens prophète, ange, annonciateur d’un autre monde, du règne de Dieu où le pouvoir est de notre côté, le pouvoir de l’impuissance, un pouvoir brisé.

 

Dimanche passé nous avons entendu et discuté, – oui, nous discutons à l’église, résidents de différents groupes, en fauteuil ou non, polyhandicapés ou de « haut niveau », comme ils disent, patients, bénévoles et pasteur -, ce texte « des oiseaux qui ne sèment pas et des lis qui ne filent pas » et qui pourtant ont toute leur valeur. Il est beau, ce texte, et on peut le prendre dans sa beauté, ce qu’on fait d’habitude, mais, au fond, il parle des corbeaux, donc de ces oiseaux « associés aux détritus »[2] et des lis comme « l’herbe … qui sera jetée au feu », au four, comme combustible. Cela m’a touché, et si ce n’est que par l’atmosphère qui a régné dans l’église et les réactions des uns et des autres. On comprend des choses, sans les comprendre, par le vivre ensemble, et j’ai compris que je vaux plus qu’être déchet et que Dieu, l’ultime, l’absolu, se tourne d’abord vers ce qui est rejeté. J’ai besoin d’entendre cela, et j’ai besoin que des personnes me le disent, face à face. C’est « nourrir l’âme », d’abord, dit le texte, et « vêtir le corps » ensuite, couverture, « pallium », l’inverse de ce que j’avais pensé jusqu’à présent et ce qui se vit en institution, où la règle est d’abord nourrir le corps, ensuite s’occuper de l’âme. Les situations extrêmes renverseraient-elles alors les priorités[3]? Quand l’âme est nourrie, mon corps, moi, je supporte beaucoup.

 

C’est respirer, nous aussi, qui avons souvent de la peine à respirer.

Armin Kressmann 2011, On m’appelle handicapé 10

< LE miracle : vivre malgré la vie telle qu’elle est ?

L’esprit du jeu : corps et âme d’une institution >


[1] Slavoj Zizek

[2] Bible, Second Testament ; Évangile selon Luc, chapitre 12, versets 22 à 34 ;

« En choisissant le mot ‘corbeaux’ (v. 24), Luc pense peut-être au proverbe grec qui associe les corbeaux aux détritus : … ‘va-t-en aux corbeaux !’, c’est-à-dire à la voirie … Méprisés, les corbeaux reçoivent pourtant leur subsistance … «’Et Dieu les nourrit’. ‘A combien plus forte raison’ nous, qui différons des ces oiseaux faisant penser aux ordures. » (François Bovon ; L’’Evangile selon saint Luc ; Commentaire du Nouveau Testament IIIb ; Labor et Fides, Genève 1996, p. 272)

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