11.8 Être autrui comme soi-même : entre ado- et abolescence – Le triangle pédagogique

Significations du handicap mental : 11.8 Être autrui comme soi-même : entre ado- et abolescence – Le triangle pédagogique

Pyramide et triangle sont du même ordre ; strictement parlé, la pyramide de Maslow est un triangle. Dans l’éducatif et le pédagogique l’idée de triangle évoque tout de suite les travaux de Jean Houssaye. La pyramide d’Abraham Maslow peut être lue à l’intérieur de son triangle pédagogique :

–         la base du triangle étant la relation de soi, tel qu’on est (« moi », « ich »), à soi et à l’autre

–         la pointe étant le soi (« soi-même », « Selbst »), réel ou hypothétique, à réaliser et à accomplir, selon Maslow

Voici une série d’articles qui développent cette parenté :

Le triangle pédagogique selon Jean Houssaye

La catéchèse existentielle et le triangle catéchétique

Du triangle pédagogique au triangle éducatif et à la pyramide de Maslow

Du triangle éducatif à la pyramide de Maslow

Houssaye en Maslow et Maslow en Houssaye nous donnent ainsi une identité qui se construit dans le corps à corps avec soi-même et avec autrui. Ce travail est spirituel, la limite du corps et l’interaction entre corps manifestant la limite de l’être, c’est-à-dire autrui, et soi-même comme autrui, restant fondamentalement inaccessible par et dans le corps. La transcendance transcende le corps, tout en s’inscrivant dans le corps et s’exprimant par lui, notamment dans sa fragilité. C’est le corps qui crie. Corps fragile appelle ; corps fragile questionne : pourquoi ? pourquoi ça ? pourquoi moi ? pourquoi lui ou elle ? Polyhandicap sévère, tout handicap lourd, convoque Dieu, sans se révolter contre lui, peut-être le manifeste ainsi, le rend présent, celui qui se soustrait à toute convocation : ange ou démon, nous voici devant le retour de l’éternelle angoisse, appelée aujourd’hui « situations extrêmes ».

« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »[1], toujours et encore.

L’homme, « presque un dieu » est ainsi suspendu entre ce qui le fait et ce qui le défait, entre l’adolescence, le fait de grandir, et ce que j’appelle son « abolescence », ce qui l’éloigne de lui-même et le ramène peut-être en son origine :

Vulnérabilité et capabilité : réalisation de soi – adolescence et abolescence

Vulnérabilité et capabilité : « guérir, pallier, éduquer »

Ce travail m’a permis de mieux cerner les différences entre l’éducatif, le curatif et le palliatif, ainsi que les postures d’accompagnement qui s’en dégagent.

Avec le concept de « l’abolescence » nous rejoignons les théories du développement du jugement moral (Lawrence Kohlberg) et religieux (Fritz Oser) et pouvons postuler que dans les extrêmes, – que sont le début de la vie et les situations de handicap extrême d’une part, une maturité spirituelle potentiellement possible vers la fin de la vie d’autre part -, l’âme est corps et le corps est âme. Quelle distinction encore entre ces deux extrêmes ? Leur rapprochement, pour ne pas dire quasi fusion, apporte éventuellement une réponse au mystère du caractère mystique qu’a l’accompagnement de situations extrêmes pour des personnes qui considèrent ce « travail » et leur profession toute entière comme vocation et qu’on peut rapprocher de ce qu’on appelle la sainteté si leur engagement est libre de tout aspect sacrificiel. Chez Kohlberg il s’agirait des stades ultimes du développement du jugement moral qui dépassent la conception d’un développement individuel. Fritz Oser et Wolfgang Althof parlent de „Wiederkehr der Stufe 6“ et citent Jürgen Habermas[2] :

„Weil Morale auf Versehrbarkeit von Lebewesen zugeschnitten sind, die durch Vergesellschaftung individuiert werden, müssen sie stets zwei in einem lösen : Sie bringen die Unantastbarkeit der Individuen zur Geltung, indem sie gleichmässig Achtung vor der Würde eines Jeden fordern ; im selben Masse schützen sie aber auch die intersubjektiven Beziehungen reziproker Anerkennung, durch die sich die Individuen als Angehörige einer Gemeinschaft erhalten. Den beiden komplementären Aspekten entsprechen die Prinzipien der Gerechtigkeit und der Solidarität. Während das eine gleichmässige und gleiche Rechte für jeden Einzelnen postuliert, fordert das andere Empathie und Fürsorge für das Wohlergehen des Nächsten. Gerechtigkeit im modernen Sinne bezieht sich auf die subjektive Freiheit unvertretbarer Individuen ; hingegen bezieht sich Solidarität auf das Wohl der in einer intersubjektiv geteilten Lebensform verschwisterter Genossen.“

Je traduis :

« Parce que les morales visent la vulnérabilité d’êtres vivants qui s’individualisent par socialisation, elles doivent toujours résoudre deux choses en une : en exigeant le respect égal de la dignité de chacun, elles valorisent l’inaliénabilité des individus ; dans une même mesure elles protègent cependant aussi les relations intersubjectives dans une reconnaissance réciproque à travers laquelle les individus se sauvegardent comme membres d’une communauté. A ces deux aspects complémentaires correspondent les principes de justice et de solidarité. Là où l’un postule des droits égaux de chacun, l’autre revendique empathie et sollicitude pour le bien-être des prochains. Justice dans le sens moderne se réfère à la liberté subjective d’individus non-représentables : solidarité par contre se réfère au bien-être de camardes apparentés et vivant en une forme de vie intersubjective. »

Deux éléments méritent d’être particulièrement relevés :

  1. La seule approche par le principe de la justice, donc de l’autonomie, est insuffisante, indépendamment du statut des personnes concernées. La vulnérabilité, « die Versehrbarkeit », est innée aux êtres vivants, base même de la socialisation, « der Vergesellschaftung ». Elle conduit à ce deuxième principe moral qu’est pour Habermas la solidarité, condition pour le « bien-être de camardes apparentés et vivant en une forme de vie intersubjective ».
  2. Le principe de la justice dans le sens moderne s’applique, selon Habermas, à « la liberté subjective d’individus non-représentables ou non-substituables », là où dans notre contexte du handicap mental (lourd) nous ne pouvons travailler et vivre ensemble qu’à travers la représentation de personnes dont nous ne pouvons nous représenter ni leur subjectivité, ni leur conscience, ni leur « forme de vie ». Elles vivent à travers ce que nous investissons, nous les investissons même, nous les instituons fondamentalement êtres humains et personnes libres, ce qui peut être contesté, et l’est aussi[3], et ne peut se réaliser qu’à travers une éthique d’avocature. Primordial est donc le second principe, celui de la solidarité, ce qui est réel, de manière différente, autant au début qu’à la fin de tout développement. Être autrui sans aliénation, autrui comme soi-même, paradoxalement sans substitution ni récupération, est le principe moral adéquat en notre contexte, défi tel que seuls les stades ultimes du développement moral y arrivent peut-être, et encore. Quand on parle de fusion au début de la vie, on parle de mystique à sa fin. Théologiquement il s’agit de dépouillement, de « kénose ».

Armin Kressmann 2011


[1] Evangile selon Marc, chapitre 15, verset 34

[2] Moralische Selbstbestimmung, Modelle der Entwicklung und Erziehung im Wertebereich ; Klett-Cotta, Stuttgart 2001, p. 292

[3] Notamment par les défenseurs radicaux des droits des animaux, eux non pas pour reléguer les personnes profondément handicapées à l’état d’animal sans droits, mais, au contraire, pour instituer les animaux, notamment les singes supérieurs, personnes comme l’homme. cf. par exemple Christoph Anstötz ; Les humains handicapés mentaux profonds et les grands singes anthropoïdes, une comparaison

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