11.3 Humain capable, humain vulnérable

Significations du handicap mental : 11.3 Humain capable, humain vulnérable

Qu’est-ce qui fait l’homme ?

Capable, « presque un dieu » (Psaume 8,6), vulnérable, « qu’est donc l’homme pour que tu penses à lui, l’être humain pour que tu t’en soucies ? » (Psaume 8,5) ?

Ce double trait qui caractérise l’être humain, ses capacités et sa vulnérabilité, traverse l’ensemble de l’accompagnement et de la « prise en charge » des personnes fragiles, les soins, l’éducation, la formation et les thérapies, si ce n’est pas le vivre ensemble tout court. Le rapport à autrui est toujours un donner et un recevoir, le rapport à soi-même un s’investir et un lâcher prise. Action et passivité, agir et subir caractérisent les liens que nous avons avec nous-mêmes, avec notre environnement et notre entourage. Et les institutions, dans le sens large du terme, sont là pour  organiser le tout, lui donner l’espace nécessaire pour qu’il puisse s’exprimer librement et répondre aux besoins des uns et des autres.

Être capable, être vulnérable, tout au long de la vie il y a un jeu entre les deux, qui change et évolue dans le temps et en fonction des situations dans lesquelles les personnes se trouvent. Suivre et accompagner ce mouvement est difficile et délicat, reconnaître quel aspect mettre en avant, la « capabilité » ou la vulnérabilité, au niveau biologique déjà, – où en théorie c’est peut-être possible -, mais encore davantage au niveau psychologique, social et spirituel. Et ce qui est vulnérabilité dans une sphère, le corps par exemple, peut être capacité ou opportunité dans une autre, l’âme ou l’esprit. Tout l’art de l’accompagnement et des soins consiste dans le discernement de l’angle d’intervention judicieux en un moment donné, prendre soin de l’être vulnérable ou miser sur ses capacités.

Il s’avère maintenant que les spécialisations que nous avons évoquées, – soins, éducation, formation et thérapies -, privilégient, évidemment pas exclusivement, l’un ou l’autre des deux axes, soins et thérapies plutôt la vulnérabilité, – un travail sur les déficits et les besoins -, éducation et formation plutôt la « capabilité », un travail à partir des capacités et avec elles. Les deux approches mènent à des postures professionnelles de base fondamentalement différentes, parfois opposées, ce qui peut provoquer quelques tensions là où il y a des équipes mixtes. Les uns parlent d’autonomie, les autres de bienfaisance, et chacun a des bonnes raisons pour défendre sa position.

Dans une série d’articles j’ai clarifié la relation qu’entretiennent les deux principes au cours de la vie et en situation de crise :

Vulnérabilité et capabilité

Vulnérabilité définition

Capabilité définition

Vulnérabilité et capabilité 1 : Valentine Godé-Darel (Ferdinand Hodler)

Vulnérabilité et capabilité 2 : l’évolution en fonction de l’âge (base scientifique)

Vulnérabilité et capabilité 3 : besoins et capacités

Vulnérabilité et capabilité 4 : la réalisation de soi – adolescence et abolescence

Vulnérabilité et capabilité 5 : la pyramide de Maslow

Vulnérabilité et capabilité 6 : quand il y a différence – le handicap

Vulnérabilité et capabilité 7 : le handicap, quand on pense « déficit » – et la CIF ?

Vulnérabilité et capabilité 8 : « guérir, pallier, éduquer »

Vulnérabilité et capabilité 9 : capabilité, sans vulnérabilité

Vulnérabilité et capabilité 10 : transcendance, esprit, spiritualité, art et rite

Vulnérabilité et culpabilité 11 : caresse et tendresse (Lévinas)

Point de départ de ma démarche est une réalité biologique, le nombre des hospitalisations sur 100’000 personnes causées par la grippe saisonnière en fonction de l’âge. Elle nous donne, ce à quoi on pouvait s’attendre, une courbe en forme de U : la vulnérabilité de l’individu est plus grande au début de la vie et aux âges avancés ; elle est minimale à l’âge adulte, avec, peut-être, une petite augmentation vers l’adolescence. Elle suit la courbe que prend l’entropie, « le désordre », au cours d’une vie normale, tel que je l’ai développé à partir des arguments de Carl Friedrich von Weizsäcker dans son livre « L’unité de la nature ».

Cette « courbe de vulnérabilité » en forme de U nous mène à un certain nombre d’observations importantes qui nous permettent d’articuler immanence et transcendance, biologie et spiritualité :

–         Au cours de la vie il y a d’abord un mouvement « adolescent », – de croissance, « grandir vers » -, vers ce qu’on peut considérer comme « réalisation de soi ». Nous pourrions aussi parler de « structuration », de « degré de structuration » et de « gradient de structuration » normaux, ce qui nous amènerait aux travaux de Georges Saulus.

–         Dans la seconde partie de la vie le mouvement est « abolescent », la vulnérabilité augmente de nouveau. Il y a, du moins au niveau biologique, un « éloignement » (racine ab-) de la structure adulte normale, une déstructuration, ou, comme dirait peut-être G. Saulus, une restructuration d’une autre sorte, vers une « structure handicap » où le degré de structuration entre les différentes sphères du bio-psycho-social réaugmente.

–         Dans la réalité de vie d’un individu, la courbe n’est évidemment pas aussi lisse, mais accidentée, rallongée, raccourcie, plus ou moins prononcée. Chaque situation demande un autre mode d’intervention, curative, palliative ou éducative.

–         Comme je l’ai démontré dans la série « Soins et spiritualité », puis affiné dans l’article « Spiritualité et religion, comment les distinguer », l’approche par structuration, ou « Gestalt », nous permet de réunifier ce qui a été dissocié en sphères distinctes, en un modèle bio-psycho-socio-religieux, le spirituel étant ce qui tient le tout ensemble. La spiritualité peut en conséquence s’exprimer à travers chacune des différentes sphères, ce qui est presque une évidence, – quand on pense aux petits enfants ou aux adolescents par exemple -, mais qu’on a jusqu’à ce jour négligée. Leur corps est leur esprit ou, dit autrement, ils expriment toute préoccupation d’ordre spirituel à travers le corps. Ceci est encore plus prononcé pour des personnes handicapées, tout particulièrement quand il y a handicap sévère comme dans le cas du polyhandicap ou des psychoses graves. Mais, au fond, ce n’est pas si révolutionnaire que cela, une fois prise en compte la somatisation bien connue en psychologie. A l’égard de Freud même, Michel Onfray parle d’un « Freud somatisant » (Le crépuscule d’une idole ; Grasset, Paris 2010, p. 47).

–         Mouvement adolescent, mouvement abolescent, les deux nous incitent à inverser la pyramide de Maslow et à insérer celle-ci dans notre courbe. La réalisation ou actualisation de soi de Maslow se trouve en conséquence à l’âge adulte, en principe au point le plus éloigné de la base de la pyramide, de cette limite que nous pouvons tracer de l’entrée dans la vie, qu’est la naissance, à la sortie, qu’est la mort. Corps et esprit, voire Esprit, immanence et transcendance, se côtoient, ce qui confirme le résultat déjà avancé. Dans une vision spirituelle de l’être humain, son corps est sacramental, ce qui pour le théologien n’est pas révolutionnaire. Mais l’est l’articulation directe avec les approches biologiques et médicales les plus modernes, celle thermodynamique d’un Carl Friedrich von Weizsäcker, psychanalytique d’un Georges Saulus ou le modèle bio-psycho-social de la médecine actuelle.

–         En y ajoutant un modèle pédagogique, le triangle pédagogique de Jean Houssaye, nous retrouvons soins, éduquer, former et guérir de nouveau réunis : ils ont une enveloppe commune, le spirituel.

Armin Kressmann 2011

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