Justification du paternalisme (John Rawls) et l’éthique d’avocature (Micha Brumlik)

Le paternalisme est décrié ; pourtant nous nous remettons régulièrement à l’appréciation d’autrui quand nous sommes à la limite de notre capacité de juger une situation et ne savons plus quoi faire : « Docteur, dites-moi, qu’est-ce que vous feriez à ma place ? » Même le médecin comme patient n’est plus médecin, mais patient. Qu’est-ce qui justifie le paternalisme, l’impose même ?

John Rawls[1] dit :

« Le problème du paternalisme mérite … une discussion, puisqu’il a été mentionné dans l’argument en faveur de la liberté égale pour tous et qu’il concerne une liberté moindre …

… les principes du paternalisme sont ceux que les partenaires reconnaîtraient dans la position originelle afin de se protéger eux-mêmes contre la faiblesse et les défaillances de leur raison et de leur volonté dans la société. D’autres ont le droit et parfois le devoir d’agir en notre nom et de faire ce que nous ferions pour nous-mêmes si nous étions rationnels, cette autorisation ne prenant effet que si nous ne pouvons pas nous occuper nous-mêmes de notre propre bien. Les décisions paternalistes doivent être guidées par les propres préférences et intérêts bien établis de l’individu en question dans la mesure où ils ne sont pas irrationnels ou, si on les ignore, par la théorie des biens premiers. Moins que nous connaissons une personne, plus nous agissons pour elle comme nous agirions pour nous-mêmes dans la perspective de la position originelle. Nous essayons d’obtenir pour elle ce qu’elle voudrait probablement avoir, quels que soient maintenant ses désirs. Nous devons pouvoir prouver que, en développant ou en retrouvant ses facultés rationnelles, l’intéressé acceptera notre décision prise en son nom, et sera d’accord pour dire que nous avons fait ce qu’il y avait de mieux pour lui …

Les principes paternalistes sont une protection contre notre propre irrationalité et ne doivent en aucun cas être interprétés de façon à permettre des agressions contre nos convictions et notre caractère, aussi longtemps que ceux-ci offrent la possibilité d’arriver plus tard à un accord. Plus généralement, les méthodes d’éducation doivent également respecter ces contraintes. »

A partir de telles considérations Micha Brumlik développe une « éthique d’avocature » qu’il définit comme suit[2] :

« Eine advokatorische Ethik ist ein System von Behauptungen und Aufforderungen in bezug auf die Interessen von Menschen, die nicht dazu in der Lage sind, diesen selbst nachzugehen, sowie jenen Handlungen, zu denen uns diese Unfähigkeit anderer verpflichtet. »

Je traduis :

« Une éthique d’avocature est un système de postulats et d’exhortations par rapport à des intérêts d’êtres humains qui ne sont pas en mesure de les remplir eux-mêmes, ainsi que ces actes, auxquels cette incapacité d’autrui nous oblige. »

Plus loin[3], Brumlik nous rend attentifs aux limites de l’avocature « rawlsienne » et pose la question de sa possibilité fondamentale, notamment en situations extrêmes :

« Unter Voraussetzung, dass es überhaupt möglich ist, Rawls Verfahren … durch die Übertragung der Erfahrungen oder Befürchtungen erwachsener Personen in Gang zu bringen, ergibt sich sofort die Unmöglichkeit eindeutiger, stellvertretender Antworten. Denn die Reaktion von Erwachsenen auf extrem schmerzhafte, wahrscheinlich tödliche Krankheiten sowie die Körperfunktionen und die Gestalt des Leibes extrem verändernde Unfälle sind so unterschiedlich und un-vorhersehbar wie die Lebensgeschichten, die psychischen Dispositionen und die sozialen Bezüge dieser Personen. … Wir können nicht sagen, wie man sich unter Bedingungen unvorstellbaren, bewusst erfahrenen Leidens gegebenfalls zu uns hätte verhalten sollen, jedenfalls nicht mit jener Gewissheit, die soziale Verpflichtungen begründen könnte. »

Ainsi est tracé la frontière d’une institutionnalisation et régulation, – et de l’étatisation aussi -, de la « prise en charge » globale de personnes handicapées avec une capacité de discernement réduite ; une part, et une part importante, de leur vécu nous échappera toujours et nous mettra en conséquence devant la réalité d’une transcendance et l’impossibilité fondamentale de comprendre autrui dans son altérité. Toute institution qui aura l’ambition de respecter autrui dans cette altérité et de répondre, même si ce n’est qu’approximativement, à ses besoins et ses désirs en vue d’une vie bonne devra reconnaître les limites de la régulation par institutionnalisation (règles, structures, procédures, etc.) et développer ou sauvegarder une dimension communautaire qui fera entrer l’ensemble de la communauté en ce qu’Otfried Höffe appelle, – dans un autre contexte, celui de la demande d’assistance au suicide -, une « tragédie partagée »[4]. Qu’on le veuille ou non, il s’agira de tenir compte de la spiritualité de l’être humain et du vivre ensemble en communauté.

Armin Kressmann 2010

[1] Théorie de la justice ; Seuil 1997, p. 285ss

[2] Advokatorische Ethik ; Philo, Berlin 2004, p. 161

[3] p. 198

[4] http://www.nzz.ch/nachrichten/international/der_tod_von_eigener_hand_1.5096873.html ; 5.8.10

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