Il y a cinquante ans1, Paul Tillich a déploré que le message de l’Église ne touchait plus ses contemporains. Il souhaitait que l’Église le redise en un langage aussi compris sur le terrain de l’humanisme extra-ecclésial (« ausserkirchlich »), qu’elle donne à la société le sentiment que son message la concerne d’une manière inconditionnelle. Il le disait sur la base de sa conviction que « ce qui nous concerne d’une manière inconditionnelle », donc absolue, « est ce qui décide sur notre être ou non-être »2. Pour lui, « Dieu est la réponse à la question qui réside dans la finitude de l’humain (« Mensch »), il est le nom pour ce qui qui concerne l’humain d’une manière inconditionnelle ». Sa théologie, voulant rapprocher Dieu et le monde, la religion et la culture, a été contestée par certains, notamment Karl Barth, ce qui n’est juste que quand on oublie le point de départ de toute la pensée tillichienne, la condition humaine dans ses situations extrêmes, celles qui reflètent l’abîme qui sépare Dieu de l’homme (humain) si cher à Barth. C’est en ces situations, dans lesquelles nous nous retrouvons aux limites de l’entendement, que, je pense, les deux approches, celle d’une théologie de la culture d’un Tillich et celle, dialectique, de la rupture d’un Barth, se rejoignent. Ce sont elles, – que nous évacuons trop vite, comme la mort, parce qu’elles nous dérangent dans notre bien-être superficiel -, qui pointent la croix, donc le fondement de la foi chrétienne qui est aussi celui de la condition humaine tout court.
La croix ?
Nous voici devant une de ces mots qu’on ne veut plus entendre, sans en avoir un autre qui dirait la condition humaine, et chrétienne pour les chrétiens, en toute sa richesse et profondeur. Paul Tillich, avec Martin Buber, était conscient de ne jamais pouvoir remplacer ces « mots archétypiques » (« Urworte »), mais cela ne l’empêchait pas d’en chercher, ce que nous devons faire, nous aussi, en un contexte d’illettrisme théologique encore plus prononcé, non pas pour sauvegarder la religion ou l’Église, mais dans l’intérêt de tout être humain et tout particulièrement des humains dont on conteste régulièrement leur humanité. Y reconnaître des personnes comme nous. Le souci ultime, c’est le commandement d’amour qui pour Tillich l’exprime, c’est lui, et lui seul, qui permet de surmonter, en toute fragilité, l’abîme qui nous sépare de l’autre tout autre :
« Tu aimerais l’autre en son altérité, tu l’aimeras de tout ton cœur, de tout ton être, de toute ta force. » (Livre du Deutéronome, chapitre 6, verste 5) « L’autre tout-autre, c’est lui ton Seigneur, et il est UN. »
Allons-y donc, avec Tillich, sans lui, au-delà de lui, avec ou contre Barth, qui d’ailleurs, parlant du tout-autre et écrivant sa systématique, – chez moi en treize volumes -, ne faisait rien d’autre que cela, un vocabulaire et une grammaire de la foi.
Faisons-le surtout pour ceux et celles qui se trouvent en ou devant des situations extrêmes.
Ou à la gloire de Dieu, comme diraient certains.
Et si c’était la même chose ?
Dieu | Le tout-autre en personne ; l’autre dans son altérité abyssale. La réalité qui répond au souci ultime, l’argent pour les uns, ou la raison, la santé, le sport, l’intelligence, la nation etc., Dieu pour les autres. |
Croix | Responsabilité ou condition humaine assumées ; qui portent les conséquences |
Résurrection | Responsabilité ou condition humaine assumées ; dont se dégagent des nouvelles perspectives de vie |
Péché | Abus et ruptures qui en suivent |
Culpabilité objective – coulpe | Responsabilité ; les faits et les responsabilités dissociés ou non de fautes |
Sainteté | Dignité |
Amour (« agapè ») | Empathie |
Le ciel | Ailleurs ; là-bas |
La terre | Ici |
La mort | La non-vie |
Miracle | Étonnement ; changement de perspective |
Église | Responsabilité partagée ; participation et appartenance |
Grâce | Reconnaissance et réconciliation |
Évangile | Message de reconnaissance |
Esprit | Lien et relation ; communication ; l’autre dans son « ipséité », dans son être en soi, dans sa dignité propre |
Le Fils (de Dieu) | L’autre en personne ; lien, relation, communication en personne ; l’autre reconnu comme un même et dans sa différence, voire dans son altérité |
Règne de Dieu | Utopie réelle ; règne d’amour |
Confession | Reconnaissance de ce qui est (les « faits ») et de ce qui devrait être (utopies et uchronies) |
Armin Kressmann 2015
1Auf der Grenze (Aux confins) ; Evangelisches Verlagswerk, Stuttgart 1962
2Deuxième critère formel de la théologie ; Théologie systématique, tome I