Le résident en institution sociale : entre le privé et le public (canton de Vaud)

Qu’est-ce qui est privé, qu’est-ce qui est public ? La frontière n’est pas si nette qu’on croit souvent ou qu’on veut faire croire. D’un côté, il y a l’individu, de l’autre l’Etat, mais entre deux, le passage du privé au public est progressif et les deux s’interpénètrent. L’individu, seul, ne peut pas survivre ; l’être humain est un être social. Déjà la famille, en tant qu’institution reconnue par l’Etat, a une dimension publique. Aussi, John Dewey l’a montré d’une manière convaincante[1], il n’y a pas seulement LE privé et LE public, mais à chaque fois qu’il y a intérêts communs et spécialement intérêts communs qui touchent à des intérêts d’autres, il y a un public et des publics, à ne pas confondre avec l’Etat. En tout cas, l’Etat, tout en étant public, n’est pas LE public, comme, de l’autre côté, les institutions « privées » ne sont pas LE privé, non plus. Jouer sur la bipolarité et jouer l’un contre l’autre n’est pas sérieux ; c’est démagogique, le plus souvent pour défendre des intérêts privés, réellement privés.

La personne handicapée mentale, par excellence, est un être dépendant ; positivement, on pourrait dire un être social, par excellence. Ainsi, l’Etat social la reconnaît et veut la protéger ; l’Etat libéral aussi, c’est un devoir, sinon, il n’est ni libéral ni social.

La Constitution vaudoise

Le canton de Vaud vient de se donner une nouvelle constitution ; elle reconnaît les droits des personnes handicapées :

Art. 61 Intégration des personnes handicapées

1   L’Etat et les communes prennent en compte les besoins spécifiques des personnes handicapées et de leurs familles.

2   Ils prennent des mesures pour assurer leur autonomie, leur intégration sociale, scolaire et professionnelle, leur participation à la vie de la communauté ainsi que leur épanouissement dans le cadre familial.

–          La logique est une logique des besoins.

–          Les visées sont :

  • L’autonomie de la personne handicapée
  • Son intégration sociale (scolaire et professionnelle)
  • Sa citoyenneté (« participation à la vie de la communauté »)
  • Son épanouissement

–          Il y a une dimension déontologique, une volonté, un devoir exprimé, et une dimension téléologique, « l’épanouissement », le bien-être (« utilitariste »).

–          Elle tient compte du contexte, la « famille »[2], qui porte une bonne part du poids du handicap avec la personne touchée.

L’institution : entre le privé et le public

Avec la Constitution d’un côté et les besoins fondamentaux de l’individu de l’autre, je viens de poser les deux pôles extrêmes du rapport entre le public et le privé. Entre les deux, il y a une multitude d’associations et d’institutions plus ou moins formalisées, qui comportent et une part privée et une part publique, du couple, à la famille, restreinte ou élargie, les associations et les sociétés, les villages et les quartiers, les communautés, les paroisses, écoles, entreprises, Eglises, etc. jusqu’aux communes, l’Etat, la nation ou les organisations trans- et internationales. L’individu peut librement choisir d’appartenir à une partie d’entre elles, mais beaucoup moins qu’on croirait au premier abord. Une bonne part sont des « associations involontaires » ; sur ce point, il faut donner raison à Michael Walzer[3]. Ainsi, les personnes handicapées, et plus particulièrement celles qui le sont mentalement, n’ont pas forcément le libre choix entre une vie en famille ou en institution, ou entre différentes institutions, tel qu’on se l’imagine. Les contraintes extérieures sont telles que ces personnes et leurs familles doivent être contentes si elles trouvent déjà une place plus ou moins satisfaisante, à domicile ou en institution. Encore moins elles sont les bienvenues dans des associations ou des sociétés où se retrouvent les « bien-portants ». Par là, leurs besoins, malgré la Constitution, ne sont couverts que partiellement, et leur autonomie est restreinte. Qu’en est-il alors, – pour elles, mais pas seulement -, avec le modèle libéral qui s’impose dans notre société ? L’est-il réellement, libéral ? Et quels sont les mécanismes d’ordre éthique qui déterminent les vies de ces personnes ? Y a-t-il de la place pour un minimum d’autodétermination ? Qu’en est-il avec « l’intégration sociale » ou « la participation à la vie de la communauté », selon les mots de la Constitution, ce qu’on souhaite, avance et affiche dans les diverses chartes et missions ?

C’est à ces questions que je tente maintenant d’apporter quelques réponses. Pour cela, je me sers d’un modèle établi par Christian Moeckli :

Quelques remarques par rapport à ce schéma :

–          L’institution se situe entre le privé et le public ; elle participe aux deux réalités. Elle a un rôle de plate-forme, de plaque tournante, de médiation.

–          Du point de vue du droit, formellement c’est vrai, l’institution ne peut pas être des deux côtés, privé et public. Ce qui est déterminant pour savoir de quel côté on se situe, c’est l’acte de naissance du sujet de droit. Si l’initiative est privée, l’institution sera privée ; si l’acte de naissance relève du droit public, le sujet de droit sera public. Matériellement par contre, des formes mixtes sont possibles[4].

–          De la part du privé, – résidents ou patients et leur entourage ou représentants légaux -, l’institution reçoit des demandes plus ou moins précises, qu’elle doit traduire et reformuler pour en faire une offre ; elle doit entendre et comprendre les besoins et les relayer plus loin, vers le ou les public(s), instances de financement étatiques ou donateurs privés, qui eux, constituent aussi un public, intéressé à et engagé pour une même cause que l’institution. Par les demandeurs, elle est instituée dans une sorte de rôle d’avocat et de défenseur. Elle reçoit le mandat, – qui, en théorie, peut lui être retiré en tout moment -, de défendre les intérêts du « client » et d’y répondre. Avec son revenu, ce dernier participe au financement des services offerts.

–          De la part du public, étatique ou privé, organisé par exemple en fondation ou en association, l’institution reçoit aussi un mandat : elle doit traduire les obligations légales que le public, en l’occurrence l’Etat, s’est données en services ou « prestations », à une offre qui, dans la mesure du possible, rejoint la demande du résident ou du patient.

–          Le mouvement ascendant du privé vers le public se base sur les besoins du résident ou patient, c’est lui qui, en principe, détermine l’offre dont il a besoin. Ce mouvement, du point de vue philosophique ou éthique, est porté par l’autonomie du « client ». Nous sommes dans un système libéral. Déterminant sont la liberté et la volonté de l’individu (« usager »).

–          Le mouvement descendant du public vers le privé prend en charge l’individu. Du point de vue éthique, il se base sur la bienfaisance ; c’est le bien-être du résident ou du patient qui est d’abord visé, le bien-être tel que le « prestataire », c’est-à-dire l’institution, se l’imagine. Nous sommes dans un système paternaliste (« prise en charge » !). Le public, – en l’occurrence l’Etat, à travers l’institution, les lois et les règlements -, prend en charge les intérêts du résident ou patient.

En résumé, la logique des besoins, – mouvement ascendant du privé vers le public -, s’inscrit dans une logique libérale. La logique des moyens (les moyens définissent et limitent l’offre), – mouvement descendant, car l’essentiel des moyens financiers sont fournis par le public, en forme de subvention ou de rente, éventuellement sous forme de contrat de prestation -, est une logique paternaliste.

Je modifie le schéma de Christian Moeckli :

John Dewey trace

« la ligne qui sépare le public du privé sur la base de l’étendue et de la portée des conséquences d’actes qui sont si importantes qu’elles nécessitent un contrôle, soit par prohibition, soit par promotion. »[5].

Sa définition du public me semble particulièrement opérationnelle pour le travail en institution, des lieux qui se situent à la frontière, ou plutôt dans la zone,  entre les deux et ont la tâche de défendre les intérêts de chaque côté (privé et public, ou dit autrement, autonomie et bienfaisance) :

« L’action conjointe, combinée, en association, est un trait universel du comportement des choses. Une telle action a des résultats. Certains des résultats de l’action humaine collective sont perçus, c’est-à-dire qu’ils sont remarqués d’une manière telle qu’il en est tenu compte. Ensuite, il naît des buts, des plans, des mesures et des moyens pour assurer les conséquences qui sont appréciées et pour éliminer celles qu’on trouve odieuses. Cette perception fait ainsi naître un intérêt commun : ceux qui sont affectés par les conséquences sont forcément concernés par la conduite de tous ceux qui … contribuent à provoquer les résultats. Parfois, les conséquences sont confinées à ceux qui prennent directement part à la transaction qui les produit. Dans d’autres, cas, ils s’étendent bien au-delà de ceux qui sont directement occupés à les produire …

… Il s’en suit maintenant l’hypothèse suivante : ceux qui sont indirectement et sérieusement affectés en bien ou en mal forment un groupe suffisamment distinctif pour requérir une reconnaissance et un nom. Le nom sélectionné est Le Public. Le public est organisé et rendu effectif par le moyen de représentants qui … prennent soin de ses intérêts particuliers par le biais de méthodes destinées à réglementer les actions collectives des individus et des groupes. Quand les choses se passent ainsi, l’association ajoute ensuite à elle-même une organisation politique, et quelque chose qui peut être un gouvernement apparaît : le public est un Etat politique. »[6]

Armin Kressmann, mémoire en éthique, 2005


[1] J. Dewey, Le public et ses problèmes

[2] En parlant de « famille » et non pas de « lieu de vie » ou d’une réalité comparable, la Constituante, voulait-elle prôner une prise en charge familiale plutôt qu’institutionnelle ? Quelles seraient les conséquences sur la politique sociale d’une telle intention ? En arrière-fond, y a-t-il une volonté de désinstitutionalisation ?

[3] M. Walzer ; Spheres of justice ; A defense of pluralism and equality ; 1983 ; Sphères de justice ; Une défense du pluralisme et de l’égalité ; Paris 1997 ; Sphären der Gerechtigkeit ; Frankfurt 1992 ; Raison et passion ; Pour une critique du libéralisme ; Francfort 1999

[4] Je me base ici sur une conférence donnée dans le cadre de la Fondation Eben-Hézer par Etienne Poltier, juge au tribunal administratif du canton de Vaud, novembre 2004

[5] J. Dewey, Le public et ses problèmes, p. 63

[6] p. 76

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