Spiritualité et religion dans les institutions sociales : entre le privé et le public

Dans une réflexion menée à partir d’un texte du philosophe allemand Robert Spaemann[1], l’éthicien Oliver O’Donovan[2] arrive à une conclusion qui pourrait guider tous ceux et celles qui s’efforcent de trouver un équilibre entre d’une part les aspirations personnelles des résidents, – aspirations d’ordre spirituel ou autres, le « privé » en d’autres termes -, et les contraintes qu’impose le vivre ensemble en institution, une sorte de « public » ou « parapublic » d’autre part :

« … l’erreur typique de la modernité récente … consiste à accorder aux règles publiques un statut absolu, les désarticulant des autres choses auxquelles croient les gens. Cette erreur peut être présentée sous un mode conservateur, comme dans la perspective … selon laquelle la doctrine politique ne s’occupe que de la « surface » des choses, et non pas de la réalité profonde ; ou sous un mode libéral en tentant de dériver les règles du point d’Archimède qu’est la personne individuelle absolue. Dans le premier cas, nous nions tout mouvement entre les formes publiques et les croyances privées ; dans le second nous contrôlons, le limitant à certaines croyances privées acceptées, et peut-être fallacieuses. Le résultat est plus ou moins le même, puisqu’il consiste à prévenir la justification et la critique d’un système politique du point de vue des croyances vécues par ceux qui y participent. En d’autres termes, cela produit l’aliénation. … lorsque les règles de conduite publique imposent le silence aux croyances qui motivent les agents, elles restreignent la liberté ; mais c’est le principe véritablement fondateur d’un ordre politique libéral que les restrictions de la liberté tiennent aux nécessités de la raison publique. Si nous considérons les politiques d’action publique comme la libre expression d’une croyance, alors leur signification doit être explicable et crédible. La libre-entreprise ne s’interprète jamais par elle-même : elle n’est pas viable à moins que ses termes puissent être expliqués et compris. Dès lors qu’il ne peut y avoir de censure religieuse ou métaphysique dans une société libre, il est impossible pour une société libre d’imposer une discordance entre les croyances d’un agent et ses actions. Une société libre doit admettre que les demandes qu’elle fait sont exposées aux risques d’un discours de justification, ce qui signifie que les croyances et les règles de second ordre[3] peuvent être critiquées du point de vue des croyances de premier ordre[4]. Si l’Etat constitutionnel est défini par une hiérarchie de classement entre croyances de premier ordre et croyances de second ordre, l’Etat constitutionnel est de ceux qui dénient la libre expression d’une croyance. Et c’est effectivement un Etat tout à fait possible, mais non libéral. »

Je reprends la phrase qui me permettra de développer ce qui me semble le point central du débat sur la spiritualité dans les institutions sociales tel qu’il est posé par le mandat :

« Si nous considérons les politiques d’action publique comme la libre expression d’une croyance, alors leur signification doit être explicable et crédible. La libre-entreprise ne s’interprète jamais par elle-même : elle n’est pas viable à moins que ses termes puissent être expliqués et compris. Dès lors qu’il ne peut y avoir de censure religieuse ou métaphysique dans une société libre, il est impossible pour une société libre d’imposer une discordance entre les croyances d’un agent et ses actions. Une société libre doit admettre que les demandes qu’elle fait sont exposées aux risques d’un discours de justification … »[5]

Avec Oliver O’Donovan je défends la libre expression des convictions religieuses des résidents au sein des institutions sociales et leur confrontation, les unes avec les autres, soit dans un cadre de laïcité ouverte, soit dans un cadre d’une tradition dans laquelle l’institution s’inscrit, tradition connue et transparente, prête à se « justifier », donc à argumenter, et à entrer dans un débat avec d’autres traditions, cultures et spiritualités. Spiritualité vivante est spiritualité ouverte[6], spiritualité ouverte nécessite dialogue avec d’autres spiritualités, mise en question, renouvellement, décentrement et recentrage. Ce mouvement devrait avoir lieu autant au sein des institutions qu’entre institutions, institutions sociales données (une question de déontologie, l’inscription dans un art professionnel), institutions « ecclésiales » (une question de « morale religieuse », l’inscription dans une tradition) et l’institution qu’est l’Etat (une question de « morale ou d’éthique publiques », l’inscription dans une culture). En découle pour chaque type d’institution sociale, – en fonction de sa taille, du type de résidents et de ses options philosophiques, spirituelles ou religieuses -, des exigences spécifiques, mais toujours dans le double but d’offrir aux résidents une spiritualité qui leur convient et de rendre celle-ci transparente et « questionnable ».

Armin Kressmann, Rapport « La spiritualité et les institutions », CEDIS 2008


[1] Robert Spaemann ; Personen, Versuche über den Unterschied zwischen ‘etwas’ und ‘jemand’ ; Klett-Cotta 1998, p. 199-200

[2] Oliver O’Donovan ; Contrainte sur les croyances morales dans l’Etat constitutionnel ; in : Müller, Denis et al. ; Sujet moral et communauté ; Academic Press, Fribourg 2007, p. 260-273

[3] « … hiérarchisation (Spaemann) des croyances morales de premier et de second ordre, les dernières prenant toujours (pour Spaemann) le pas sur les premières. La dignité de la personne est une croyance de second ordre qui surpasse toutes les autres et, dans l’Etat constitutionnel, elle prend une forme institutionnelle en tant que Loi Fondamentale de la vie publique. » (idem p. 261)

[4] « Les croyances morales de premier ordre sont des « visions universelles », décrites d’une manière comme des croyances concernant le bien commun en tant que tel. Les limiter ne signifie pas y renoncer complètement mais implique de confiner leur mise en œuvre pratique dans les limites permises par les Lois Fondamentales ». (idem p. 261)

[5] Oliver O’Donovan, p. 272

[6] Par essence spiritualité veut dire « système ouvert », homéostasie dynamique, échange dynamique avec le milieu environnant.

« Spiritualité et religion dans les institutions sociales 1 : mission et déontologie

Spiritualité et religion dans les institutions sociales 3 : conclusion »

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