L’État libéral et ses problèmes

Quel libéralisme ? C’est la question que j’ai posée auparavant, dans l’article « Le résident en institution sociale : entre le privé et le public ». Nous sommes dans une période où l’idée libérale s’impose dans de plus en plus de domaines ; mais sous quelle forme ? Libéralisme libertaire, ultralibéralisme, libéralisme économique, libéralisme social, libéralisme responsable[1], libéralisme « communautariste »[2] (est-ce encore libéralisme ?) ?

En tout cas, si l’Etat veut être libéral, il doit être cohérent et appliquer les mêmes règles à tout le monde.

Se pose alors la question si le changement que l’Etat de Vaud est en train de vivre dans le financement des institutions médico-sociales et socio-éducatives, passant d’une logique des besoins à une logique des moyens, est encore compatible avec un fondement libéral ?

L’Etat vaudois, tenu selon la constitution « d’assurer l’autonomie des personnes handicapées », devrait se placer d’office du côté de la logique des besoins et serait par là en cohérence avec les valeurs défendues par un libéralisme social et responsable d’un Kant, Dewey ou Rawls. En passant à une logique des moyens, le danger est grand qu’il définisse par la même aussi l’offre, « les prestations », et qu’il bascule du principe d’autonomie au principe de bienfaisance et ainsi du libéralisme au paternalisme. Il se retrouverait en contradiction avec lui-même, ouvrant grande la porte à de nombreux abus possibles où les plus forts revendiquant la liberté imposeraient leur loi à travers un mauvais paternalisme aux plus faibles. Il n’y aurait pas les mêmes règles pour tous et cela d’une manière officialisée, faisant miroiter le contraire en se disant libéral. Le risque est grand que l’Etat libéral à travers des libéralismes qui ne le sont pas creuse sa propre tombe et bascule vers un régime absolutiste[3], – une sorte de « libéralisme totalitaire » comme il est en train de s’installer aux Etats-Unis avec un nombre grandissant d’exclus de la société -, où règne la loi du plus fort et où, au mieux, les plus faibles seront traités avec bienfaisance mais n’auront plus de chance d’acquérir une autonomie quelconque.

Maintenant il est aussi vrai que les moyens sont limités ; ils le sont toujours. C’est alors une question de distribution[4]. Je pose l’axiome que, pour survivre, l’Etat libéral a une plus grande responsabilité à l’égard des faibles qu’à l’égard des forts, et c’est au nom du libéralisme qu’il doit être social[5]. C’est surtout du côté des faibles qu’il doit maintenir une logique des besoins, mais d’une façon que ceux-ci peuvent répondre eux-mêmes à leurs besoins, alors d’une manière aussi autonome que possible. Et là les représentants légaux et les institutions jouent un rôle primordial. Ils doivent faire en sorte que leur accompagnement et « prise en charge », – fondés sur le principe de bienfaisance à défendre face à l’Etat -, favorise l’individuation et l’autodétermination du résidant, – fondées sur le principe d’autonomie. C’est l’essence même de ce qu’on appelle dans le milieu médico-social et socio-éducatif le « projet individuel ». Les représentants légaux et les institutions ont une fonction de relais, une sorte de transformateur ou de traducteur entre le résidant (le privé) et l’Etat (le public) qui transpose les éléments d’autonomie (les besoins) demandés des uns en éléments de bienfaisance offerts par les autres (les moyens)[6].

C’est du côté des forts que l’Etat libéral peut réduire les moyens qu’il met à disposition. Plus encore, il peut même leur demander, – directement ou indirectement à travers des impôts -, d’assumer eux-mêmes les moyens dont ils ont besoin pour vivre.

En tout cas, le slogan « moins d’Etat » est creux et vide ; tel qu’il est en général avancé, sans nuances, il sert un libéralisme sauvage qui ne défend rien d’autre que des intérêts particuliers et la loi du plus fort et qui ne mérite pas d’être appelé libéral.

Moins d’Etat pour ceux qui n’en ont pas besoin (et qui risquent de s’en servir les premiers), pour les autres autant qu’ils ont besoin, ou dit autrement : du public ou de l’Etat selon les besoins !

J. Dewey :

« Lorsque le statut des parties dans une transaction est inégal, il est vraisemblable que la relation soit unilatérale et que les intérêts d’une partie soient lésés. Si les conséquences se révèlent sérieuses, en particulier si elles semblent irréparables, le public vient faire contrepoids afin d’égaliser les conditions. »[7]

Pour s’imposer et pour survivre, le libéralisme doit être social !

Armin Kressmann, mémoire en éthique, 2005


[1] Que revendique le parti radical, « Liberté et responsabilité »

 

[2] Régime assez répandu dans les milieux de la droite conservatrice, notamment l’UDC de couleur zurichoise, qui d’un côté revendique fortement le libéralisme économique et les libertés individuelles, mais, de l’autre côté, au niveau social et par rapport à ceux qui pour eux ne font pas partie du « peuple », notamment les « étrangers », réserve des privilèges à une « minorité majoritaire des votants» qu’elle identifie avec le « peuple ». Ce régime jouant sur deux plans ne vide-t-il pas l’idée libérale de son sens ? Moralement, peut-on être « ami économique » et en même temps « étranger, voire ennemi moral » sans trahir l’idée libérale ? A creuser notamment avec T. Engelhardt.

[3] Dans le sens de J. Dewey, cf. Le public et ses problèmes

[4] Par rapport à laquelle J. Rawls aurait beaucoup de choses à nous dire.

[5] C’est probablement la raison pour laquelle l’idée libérale est aujourd’hui mieux défendue par une politique de gauche modérée que par les milieux de la droite.

[6] Est toujours posée la question de l’assistance : dans un système libéral on ne veut pas « faire des assistés ». Ce danger se pose toujours quand les moyens deviennent fins, ce qui est justement à éviter. Il s’agit de faire en sorte qu’ils gardent leur côté outils au service du but qu’est l’autonomie. Mais veut-on réellement cette autonomie, venant de la part de personnes « différentes », c’est-à-dire une autonomie qui peut déranger ce qui est défini comme autonomie par le courant dominant ? Je poserais alors aussi la question que ce qui est promu officiellement comme autonomie l’est de fait.

[7] Le public et ses problèmes, p. 99 ; je me demande parfois pourquoi les responsables économiques, pour une bonne part joueurs de golf, ne s’inspirent pas davantage du principe « handicap » qu’ils vivent dans le jeu à leur morale personnelle et professionnelle.

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