Le handicap mental : entre immanence et transcendance, autonomie et bienfaisance

Hypothèses de travail :

1) Le handicap mental est handicap d’autonomie et vice versa (« Ein-eindeutigkeit »), c’est quasiment une définition. D’où son intérêt théorique particulier qui pourrait être un champ d’investigation et d’expérience pour les grandes théories du libéralisme et du communautarisme, voire d’autres grammaires morales ou éthiques. Si je dis « investigation et expérience », je pense à quelques chose comme la méthode « d’enquête »[1] d’un John  Dewey qui rapproche les sciences, et par là une partie importante de la médecine, du social et unifie le politique, le pédagogique et l’éthique[2].

2) Le champ de travail se laisse circonscrire par la cascade « chiasmatique » suivante :

Transcendance

Communautarisme

Paternalisme

Bienfaisance

Relation de soin

Autonomie

Autodétermination

Libéralisme

Immanence

Au centre de l’inclusion se trouve la relation de soin ou la « prise en charge », la relation du soignant, de l’accompagnant, de l’éducateur, de l’enseignant, du thérapeute ou de tout autre intervenant avec le résidant ou le patient. A partir de là, les deux branches vont des principes[3] ou des valeurs qui prédominent au travail dans cette relation à leur fondement implicite ou explicite, qui est, lui, transcendant ou immanent[4]. Consciemment ou inconsciemment on est dans l’un ou dans l’autre des deux registres. A mon avis rares sont les intervenants qui savent jouer sur les deux registres, selon les besoins et les attentes momentanés du résidant ou du patient. D’une manière hypothétique aussi, je pense que cette capacité est une fonction du développement du jugement moral et/ou philosophico-religieux de l’intervenant.

3) Il y a des opportunités et des risques des deux côtés de l’inclusion. Il faut éviter les deux extrêmes, un libéralisme libertaire (néo-libéralisme) et un paternalisme totalisant (mainmise) ou une immanence objectivante (scientisme) et une transcendance totalement subjective (mysticisme).

4) Pour éviter une confrontation stérile entre les deux « écoles » et dans le contexte moderne de la pluralité des valeurs et de leurs fondements, formellement s’impose la méthode « d’enquête » d’un John Dewey que je rapproche à l’éthique discursive d’un Jürgen Habermas[5]. Particulièrement intéressant chez Dewey est le fait qu’il tente de surmonter dans la méthodologie la dichotomie sciences de la nature – sciences humaines[6], ainsi que sa vision englobant la politique, la pédagogie et l’éthique. Il dit :

« Quand le moi est perçu comme un procès actif, on peut voir aussi que les modifications sociales sont le seul moyen pour créer des personnalités différentes. Les institutions sont considérées en fonction de leur effet éducatif – en référence aux types d’individus qu’elles engendrent. L’intérêt pour l’amélioration morale de l’individu et l’intérêt social pour une réforme objective des conditions politiques et économiques sont rendus identiques. … La vieille séparation entre la politique et l’éthique est abolie à la racine. »[7]

5) Au niveau du sens, le handicap mental et la « folie » nous offrent un champ où transcendance et immanence se fondent dans une sorte de « transcendance immanente ou immanence transcendante ». A l’image du prophète et du fou du roi, ils interpellent et défient à travers une irruption d’altérité le raisonnement de  la société et de ses autorités (en démocratie même celle du peuple qui, John Stuart Mill l’a déjà dit, peut aussi virer en « tyrannie de la majorité »[8]). Tout en étant de ce monde, ils évoquent un autre monde. A l’image du fou du roi, ils « risquent aussi leur tête », ce qui s’appelle aujourd’hui « l’eugénisme ». Théologiquement[9], c’est l’humanité de Dieu, – dans l’immanence la transcendance par excellence -, qui s’impose et fait scandale, la croix étant conséquence inéluctable.

6) Ainsi se retrouvent dans un champ sémantique et de représentations commun la folie, le handicap (l’idiotie et l’épilepsie !), le « Juif » et le Christ, le prophète et le clown, avec historiquement, et c’est intéressant, le « Tzigane » et « l’homosexuel »[10] (la foi et la sexualité étant au plus intime de l’être humain, comme l’amour et la mort).

L’altérité coûte cher !

« Clown wird man erst, wenn man keine andere Möglichkeit mehr hat. »

Johannes Galli

7) Pour sortir de la dichotomie entre transcendance et immanence, formellement s’impose une éthique discursive. Mentalement, au niveau du sens et de la perception du sens, suite à ce que j’ai dit sous le point 5), l’altérité s’offre comme voie tierce[11]. C’est là une clé pour penser l’impensable, concilier la raison et la déraison, rapprocher la déraison et la dérision. Le clown nous habite dans les couches inconscientes de notre ressentir, de notre pensée et de notre action.

« Ebensowenig wie man die Liebe erzwingen kann, kann man den Clown in sich erzwingen. Aber so wie man hofft, dass die Liebe einen erwählt und mit ihrer Anwesenheit krönt – so kann man hoffen, dass der Clown einen erwählt und durch seinen Witz einweiht in die hohe Kunst des Scheiterns. »

Johannes Galli

… J’ajouterais volontiers : « Die hohe Kunst des Sterbens. »

Armin Kressmann, mémoire en éthique, 2005


[1]

« La ‘méthode expérimentale’ que Dewey attribue à Bacon avant tout autre …. et dont il souhaite l’application dans les sciences sociales et la politique, peut être comprise comme cette posture intellectuelle qui subordonne les opérations épistémiques à des choix spécifiques de société. L’expérimentation peut donc être comprise comme l’histoire continue d’un ensemble d’expériences formant entre elles une série. … La corrélation entre vivre une situation problématique, éprouver les conséquences de ses propres activités, et reconstruire le cadre de l’expérience en agissant sur les conditions afin que puisse reprendre le continuum des expérimentations, est ce que Dewey appelle tout aussi bien ‘enquête’ que ‘développement de l’individualité’. »

J. Zask, Le public et ses problèmes, p. 18s ;

« Devenir dans une certaine mesure différent de ce que nous étions »

est pour Dewey la définition de la liberté. p. 19, note 16 ;

« Le monde n’est pas donné, il est ‘en train de se faire’  (in the making) »

p. 16 ; cf. aussi l’herméneutique biblique d’un Klaus Berger ou l’approche théologique d’un Jack Miles.

[2] J. Dewey, Le public et ses problèmes (1927) ; Farrago, Pau 2003 ; Logique ; La théorie de l’enquête (1938) ; PUF, Vendôme 1993 ; Demokratie und Erziehung ; Eine Einleitung in die philosophische Pädagogik (1916) ; Weinheim 1993

[3] H. Doucet ; Au pays de la bioéthique ; Genève 1996 ; Durand, Guy ; Introduction générale à la bioéthique ; Histoire, concepts et outils ; Québec 1999

[4] J’utilise le terme « transcendant » pour une réalité qui est au-delà de l’ordre établi, déterminé, connu et reconnu, une réalité qui échappe à notre prise, notre compréhension et nos explications communes, l’expérience reproductible et compréhensible.

Kant :

« Wir wollen die Grundsätze, deren Anwendung sich ganz und gar in den Schranken möglicher Erfahrung hält, immanente, diejenigen aber, welche diese Grenzen überfliegen sollen, transzendente Grundsätze nennen. », Kritik der reinen Vernunft.

[5] J. Habermas ; Moralbewusstsein und kommunikatives Handeln ; Frankfurt 1983 ; Erläuterungen zur Diskursethik ; Frankfurt 1991

[6] J. Dewey, Logique ; La théorie de l’enquête, PUF 1967 ; Joëlle Zask, La politique comme expérimentation ; in :

J. Dewey ; Le public et ses problèmes, p. 7ss, notamment p. 15ss :

« L’expérience comme expérimentation est la condition même de la théorie » p. 18 ; « L’enquête relève plus d’une logique de création que d’une logique de découverte. Ses objets sont les changements qu’elle provoque. » p. 20 ; « Sélectionner des problèmes, des fins ou des hypothèses parmi les agencements possibles de réaction et de transformation entre des données organisées et repérées comme telle est une opération qui, dans les sciences comme dans le domaine des affaires sociales, supprime tout aussi bien le dualisme entre pratique et théorie que le dualisme entre éthique et politique. » p. 18

[7] John Dewey cité par Joëlle Zask, in Le public et ses problèmes, p. 32 ; cette conception globale entre politique, éthique et pédagogie mériterait d’être davantage appliquée dans l’enseignement, notamment l’histoire biblique et l’histoire des religions à l’école, ainsi que dans la catéchèse en Eglise. Cette dernière, à mon avis, ne valorise pas assez la dimension éthique du message biblique (mais non pas moralisant) et le développement du jugement moral des jeunes.

[8] Über die Freiheit, Reclam Stuttgart 1974, p. 9

[9] cf. p.ex. K. Berger ; Hermeneutik des Neuen Testaments ; Gütersloh 1988; H. Cox ; La fête des fous ; Essai théologique sur les notions de fête et de fantaisie ; Seuil 1971 ; E. Jüngel ; Gott als Geheimnis der Welt ; Tübingen 1986

[10]

« Das NS-Regime verfolgte in den ersten Jahren seiner Existenz in der ‚Rassenpolitik’ zwei Linien: Zum einen wurde eine möglichst vollständige Segregation ‚Fremdblütiger’ und ‚fremdblütiger Mischlinge’ angestrebt. Diese Politik, die sich unter dem Begriff ethnischer Rassismus zusammenfassen lässt, konzentrierte sich in den ersten Jahren des Regimes ganz auf die Juden … Die zweite Linie der NS-Rassenpolitik zielte – unter dem Schlagwort der Rassenhygiene – auf die ‚Ausmerzung’ unerwünschter Elemente in der ‚arischen’ Rasse. Opfer waren … sogenannte Erbkranke, ‚Asoziale’ und Homosexuelle. … Die Methoden der ‚Rassenhygiene’ erreichten in den ersten Jahren der NS-Diktatur eine Radikalität, die die der ‚Judenpolitik’ übertraf; das rassenhygienische Instrumentarium sollte zugleich einen Erfahrungshorizont bilden, an dem sich die Judenverfolgung später orientierte. »

P. Longerich, Politik der Vernichtung, München 1998, p. 59; « ‚Euthanasie’-Aktion … Die ‚Vernichtung lebensunwerten Lebens’: … der systematische Mord an Kranken und Behinderten. », p. 234

[11] E. Lévinas, M. Merleau-Ponty, P. Ricoeur

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