Y a-t-il encore un terrain commun entre l’École (l’État) et l’Église qui justifie les visites des classes par des ecclésiastiques dans les écoles vaudoises ?

Y a-t-il encore un terrain commun entre l’École1 (l’État) et l’Église qui justifie les visites des classes par des ecclésiastiques dans les écoles vaudoises ?

L’école vaudoise et les Églises

L’intérêt commun est le carrefour hautement contesté et disputé qui articule le public et le privé, l’universel et le particulier, le savoir et les convictions, le pédagogique et l’éducatif.

L’École habite et regarde cette place à partir du point de vue public, l’Église du point de vue privé (en tout cas en régime protestant), chacune cependant, – aussi longtemps que leur effort est sincère, sans intérêt instrumentalisant -, dans une volonté d’équiper les enfants pour la vie, leur vie à eux dans le vivre ensemble des uns avec les autres, une vie qui, justement, est constamment en tension entre le privé et le public, les désirs et les besoins individuels et les contraintes, les risques et les possibilités du vivre ensemble. Ensemble, École et Église peuvent être partenaires, sous condition que chacune des deux adopte la perspective de vie des enfants et fait son travail (qui est pour les deux en principe « tutoriel ») en conséquence, dans l’intérêt des enfants et respectueux de leur développement vers une vie d’adultes. Il s’agit d’apprentissage de la vie, de moi avec les autres dans ce monde, avec ses institutions qui, parfois, nous aident à vivre ensemble, parfois, font obstacle à bien vivre ensemble.

L’expérience des visites des classes à Prélaz me montre, plus que jamais, que la collaboration est nécessaire. Cependant, les uns et les autres, enseignants et ecclésiastiques, doivent développer et soigner une posture qui met en valeur une finalité respective sans réduire celle-ci à une vérité qui envahit ou veut dominer tout :

« Il s’agit toujours de toi, face à moi, face à ce que j’apporte. Et ce que j’apporte n’est pas tout ; au mieux il est représentatif de ce dont tu es invité à faire ‘ton tout’, ton bagage, ton équipement de vie, en y puisant ce dont tu as besoin pour affronter ta vie, telle qu’elle est. Il y a du savoir et il y a du croire ; et la distinction entre les deux n’est pas toujours simple, mais toujours à faire. Essayons-le ensemble. »

Pour les enseignants cela veut dire vivre avec le fait du croire, – les enfants qui croient -, sans faire de ce qui est cru un fait de l’ordre du savoir (scientifique), ni détruire ce qui est cru.

Pour ceux et celles qui « représentent le croire » (les ecclésiastiques qui parlent du « privé »), cela veut dire de parler du fait du croire, sans faire de ce qu’ils croient eux-mêmes un savoir non plus (factuel, donc à prendre au niveau de la science), quelque chose qui serait à transmettre comme tel aux enfants.

Dans l’espace habité par les uns et les autres, l’enseignant, dans la perspective des enfants, regarde celui ou celle « qui croit », l’ecclésiastique, qui, devant les enfants, représente le fait du croire sans, encore une fois, faire de ce qu’il croit une foi universelle, sans faire comme si ce qu’il croit était une vérité objective et scientifique passée du champ du croire à celui du savoir.

Idéalement il y a donc dialogue « symbolique » entre celui ou celle qui croit2, (ce n’est d’abord pas le contenu de la foi qui compte, mais le fait de croire ou de ne pas croire, ce dernier étant, lui aussi, une forme de croire) et celui qui écoute et affronte quelqu’un qui croit. Les deux « représentent », l’un le public, l’autre le privé, donc le savoir et la conviction, le pédagogique et l’éducatif, l’universel et le particulier, dans un espace qui n’est ni totalement public, ni privé, mais l’un et l’autre, un « entre-deux », comme c’est souvent la cas dans la vie, comme c’est toujours le cas dans le vivre ensemble3. La famille et l’État ne sont que les extrêmes du privé et du public, et le second se mêle de la première, et si ce n’est pour la « protéger » (quelle famille ?), et la première est parfois appelée à être le noyau du second qui, ensuite, devient « nation » et quasiment religion.

En quelque sorte, à chacun et chacune est demandé de mettre les choses, les faits et les croyances, à la bonne place, a priori sans les juger. Le procédé, on pourrait l’appeler « laïcité ouverte », une posture qui présente ce qui est séculier comme fait, mais qui accueille au sein de son espace aussi ce qui est cru, le regard de foi porté sur le fait4.

Mais cela ne suffit pas, ni pour les uns, ni pour les autres. L’espace où ces choses sont partagées, l’espace lui-même devrait avoir certaines qualités. La « neutralité » constamment invoquée est insuffisante ; il y a aussi une forme d’hygiène à respecter. Il y a des choses saines ou bienfaisantes et des choses malsaines ou dangereuses, au niveau du savoir et au niveau du croire ; risques il y a surtout quand les deux sont mélangés sans discernement. Au niveau du spirituel, des croyances et de la foi, sans faire le tri en ce qui est cru par les enfants, les intervenants devraient représenter cette « hygiène » en leur propre posture et la rendre ainsi transparente. C’est aussi vrai pour les enseignants. L’école, comme chose publique, n’est pas seulement une affaire d’État, mais aussi un produit de la société : savoirs et convictions se mêlent, comme toujours. Ensemble seulement, comme le mot le dit, ils deviennent « connaissances ».

Pratiquement cela impliquerait, dans la réalité de l’école comme elle se présente aujourd’hui comme à Prélaz, devant la multiculturalité et la diversité des croyances et des religions, que les intervenant venant des Églises devraient élaborer, avec les représentants des autres croyances et religions, une approche qui, au même temps, incarne une spécificité (la particularité), mais signifie aussi et surtout la réalité du croire en général5. Se regarder soi-même et savoir être regardé par autrui, voir l’autre, puis apprendre à regarder soi-même et l’autre à partir de ce qu’on découvre, serait la plate-forme commune d’un tel effort. Celui-ci dépasserait une démarche œcuménique et interreligieuse. Il dépasserait aussi ce qu’on avance en parlant de « neutralité », par le simple fait qu’on ne peut pas, devant l’autre, ni devant soi-même, « rester neutre ».

Les uns et les autres se retrouvent donc sur le terrain de l’éthique, en conséquence devant un enjeu éducatif, qu’on le veuille ou non. L’école l’a reconnu et, dans la canton de Vaud, parle de « d’éthique et cultures religieuses ». Cependant, l’éthique en tant que telle n’existe pas ; il y a diversité d’éthiques, avec des a priori différents, et toute vision éthique dépend d’une culture, aussi religieuse, et est par conséquent liée à la spiritualité et fortement imprégnée par le privé. Y a-t-il un terrain commun ? Les Droits de l’homme ? Sur le terrain de l’école oui, c’est le dénominateur minimal commun, même si, fondamentalement ces droits découlent de « quelque chose », « einer Sache », qui elle est de nouveau contestée et disputée. Le fondement premier est toujours de l’ordre de la foi pris comme a priori :

« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. » (Déclaration universelle des Droits de l’Homme, Article premier ; Paris 1948)

Il faut y croire … « tous, égaux, à la naissance, en dignité et droits, doués de raison et de conscience … ».

Nous n’échappons donc pas au débat …

Armin Kressmann 2014

1 Majuscule pour parler de « l’institution École » qui impose ses règles (« la transmission de ou du savoir ») à toute école (comme organisation), publique ou privée. J’applique le même principe à l’Église ; ainsi l’Église catholique romaine ou l’Église évangélique réformée du canton de Vaud ne sont rien d’autre que des organisations qui fonctionnent selon les principes et les lois de ce qui fait « l’institution Église » (« religion »). L’Église qu’on appelle universelle et qui transcende et dépasse les Églises particulières est cachée ; c’est un réseau éphémère de personnes et de communautés locales qui partagent une « même foi » qui, elle, ne se laisse pas enfermer dans des dogmes et des structures institutionnelles (« religion »). Elles sont habitées par un même esprit ; celui-ci est par définition insaisissable. Les Églises constituées « symbolisent », rendent visible (« sacrementellement ») cette Église universelle, mais sans se confondre avec elle. Au moment où elles prétendent détenir l’essence universelle leur présence à l’école, en tout cas à l’école publique, devient problématique.

2 Ce qui ne veut pas dire que les enseignants ne croient pas ou ne devraient pas croire, mais ce n’est pas leur fonction première à l’école. D’ailleurs, « croire », qu’est-ce que cela veut dire ? En quoi, en qui, au nom de quoi ou de qui, en vue de quoi ? La différence se situe au niveau des institutions, où l’une « représente » le savoir, l’autre le croire, sans que, ni l’une ni l’autre englobe le tout, ni le savoir, ni le croire. Elles les symbolisent seulement, dans le sens fort du terme, amènent du réel dans un espace intermédiaire.

3 L’entre-deux est l’espace de vie par excellence, même dans la nature ; ne pensons qu’à la lisière ou le littoral.

4 Pour le croyant, par exemple, la nature, – de conception scientifique, les choses et les faits, « Tatsachen », qui font nature -, est création, considérée et à traiter comme voulu par une transcendance, quelqu’un ou quelque chose qui dépasse l’homme ; pour le croyant la nature est un don, elle n’est que prêt.

5 La spiritualité, par ailleurs comme la connaissance ou le savoir, a deux niveaux, un niveau « factuel » (« ceci est spiritualité », englobant) et un niveau « concret », concrétisation (« religion ») du premier qui, lui, est le niveau méta- du second. D’où aussi la distinction à faire entre religion et spiritualité.

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