Les Hautes Écoles Sociales et la spiritualité

Apprendre à parler de Dieu ou apprendre à ne pas parler de Dieu, c’est la question.

La désinstitutionnalisation générale et la sécularisation ont aussi touché les institutions sociales. Là où autrefois une conception familiale, c’est-à-dire communautaire englobant le religieux, prédominait, nous avons aujourd’hui de plus en plus des institutions fondées sur une base « humaniste », voire « laïque »[1]. Les individus sont devenus les principaux porteurs de spiritualité. La spiritualité d’un groupe de vie en institution, « l’esprit » ou « l’âme » du groupe, sa dimension communautaire aussi, ne sont plus définis institutionnellement et donnés d’en haut, mais se construisent sur et par les groupes de vie en fonction des sensibilités et des croyances des personnes. La spiritualité en institution est donc de plus en plus une affaire de personnes, et par là, devient un aspect qui devrait avoir sa place dans l’enseignement des éducateurs et des travailleurs sociaux. Tout en appartenant au privé, pour l’éducateur ou l’accompagnant, dans son travail, la spiritualité fait partie du public[2], là où, pour le résident, elle est du privé[3] ; en tant que professionnel, mieux vaut l’assumer et se confronter à elle consciemment.

A côté de cette facette institutionnelle, – les individus porteurs d’une réalité institutionnelle -, la spiritualité a une facette professionnelle, déontologique, pédagogique et éducative. Les enjeux spirituels surgissent, implicitement ou explicitement, dans les rencontres interpersonnelles, même là où une maison s’occupe du spirituel institutionnellement, à travers une aumônerie par exemple. Dans le quotidien, le résident est d’abord confronté à des personnes, et non pas à une « institution » ou un service. En conséquence, pour une institution sociale donnée, l’attitude des intervenants en matière de spiritualité sera décisive si elle cherche une cohérence dans sa « prise en charge ».

« Ce qu’il y a de commun à l’ensemble des professionnels du travail social, est peut-être, comme le dit Michel Autès, la rencontre de l’autre (…), la relation est à la fois l’objet et la finalité de l’intervention’[4] ».[5]

C’est la tâche des écoles sociales, lieux de « formation », d’accompagner et de guider les étudiants dans la découverte, l’acquisition et le développement de leur être et leur savoir être professionnels en situation de rencontre, d’accompagnement et « d’éducation » ; comme en institution sociale, à l’école aussi, la spiritualité est un des aspects de l’identité, personnelle et professionnelle, implicitement ou explicitement. Une fois sur le « terrain », en situation d’accompagnement, quand « on partage le même pain », au quotidien du vivre ensemble, personne ne peut faire totale abstraction de ses croyances et de ses convictions ; autrement la « distance thérapeutique » devient machinale, voire abusive, ce que dénonce par exemple Alexandre Jollien[6].

L’école sociale, lieu de formation des « éducateurs sociaux », en tant que lieu public qui reven

Comment parler de Dieu[7] en un lieu où on ne parle pas de Dieu (l’école laïque), à des gens qui devraient apprendre à parler de Dieu (qu’ils y croient ou non) en des lieux où on parle de Dieu (les lieux de vie[8]), et cela même là où on évite de parler de Dieu (les institutions « laïques ») ?

Dans les textes de référence des Hautes Ecoles je n’ai pas trouvé de mention directe à la spiritualité[9]. Par contre une série de termes s’y trouvent qui, nous le verrons par la suite, font partie de ceux qui apparaissent dans les différentes définitions de la spiritualité ou de la vie spirituelle.

Ainsi on trouve par exemple dans le Référentiel de compétences pour la formation bachelor en Travail Social :

–         Sens

–         Valeurs

–         Ethique

–         Ressources

–         Limites

–         Identité

–         Réflexion

–         Pensée

« 6. Se positionner professionnellement et personnellement en questionnant le sens de l’action sociale

Compétences effectives :

6.1 Repérer les questions éthiques, déontologiques, les conflits de valeurs, les enjeux et les dilemmes professionnels.

6.2 Confronter ses positions personnelles et professionnelles en argumentant.

6.3 Prendre une distance critique face à soi-même, aux objets d’études ou aux pratiques dans lesquels on est impliqué.

6.4 Identifier ses ressources et ses limites. » [10]

« La posture professionnelle est ainsi développée avec l’objectif de construire chez l’étudiant son identité professionnelle et de lui permettre de faire un choix conscient d’orientation à la fin de la première partie. L’affinement de cette posture professionnelle demande de réfléchir sur ses propres modèles de pensée, de comprendre les contextes du monde qui nous entoure et d’enrichir le développement de sa personnalité. » [11]

Nous pouvons donc émettre l’hypothèse que le spirituel est bien présent dans les différents parcours de formation des travailleurs sociaux, sans être officiellement thématisé en tant qu’aspect de la posture professionnelle à prendre en considération, sinon sur initiative des étudiants ; l’exception à remarquer est évidemment tout ce qui touche à l’éthique et à la déontologie, mais celles-ci seulement dans leurs dimensions cognitives, normatives et réflexives, et pas dans leurs dimensions affectives, de foi et de croyances. Une fois sur le terrain, en principe, les professionnels ne savent pas comment aborder ces dernières et sont démunis devant les exigences et les demandes que pose une population qui a peut-être bien des ressources dans cette deuxième sphère, mais des lacunes et des déficits dans la première :

« Les travailleurs sociaux s’appuient sur les ressources des usagers pour favoriser leur participation sociale dans le respect de leurs spécificités. Ils fondent leurs actions sur les concepts et valeurs des droits fondamentaux et de la justice sociale, défendus par la société sur un plan national et international. Ils s’engagent pour que chacun soit en mesure d’agir en tant que citoyen. Sur la base de ces valeurs, ils s’opposent aux inégalités, quelle qu’en soit l’origine. » [12]

L’intention est bonne, la démarche même indispensable, – « s’appuyer sur les ressources des usagers » et « fonder l’action sur les droits fondamentaux » -, mais difficile et insuffisante[13], surtout là où le cognitif et la raison ne sont pas les registres principaux pour se faire comprendre. En plus, répondre à un besoin affectif (registre de bienfaisance ; communautarien) par le normatif (registre de droits, d’autonomie et de citoyenneté ; libéral institutionnel), mène au mieux à l’incompréhension et à la négligence, au pire à une maltraitance[14].

En conclusion :

–         En milieu social, le spirituel fait partie du professionnel.

–         Comme question le spirituel a sa place à l’école ; parler de la « nourriture » (spirituelle), sans définir ni les « menus institutionnels » (les options spirituelles particulières des institutions) ni les « plats préférés » des étudiants (leur foi et leurs croyances personnelles).

–         Apprendre à discerner entre foi et raison, et savoir dans lequel des deux registres il faut être en fonction des différents lieux et des différentes situations.

–         Bien les habiter, l’un et l’autre, sans les confondre, en fonction des besoins, des capacités, des lieux et des situations, et faire la distinction entre l’espace public (l’école par exemple) et l’espace privé (les lieux de vie) et y être à l’aise avec justesse, dans l’un et dans l’autre, seraient les finalités.

… il est nécessaire que les étudiants sachent entrer en collaboration avec des personnes et des collectifs de statuts divers et de références culturelles différentes, qu’ils puissent combattre dans leurs futures pratiques professionnelles les discriminations qui s’opèrent dans l’organisation sociale, qu’ils soient en capacité de s’appuyer sur des références multiples pour asseoir la légitimité de leurs actions. [15]

Chez les personnes qu’ils accompagnent, ils visent à développer des apprentissages de toute nature qui favorisent le processus d’autonomisation et d’insertion. Ils mènent leurs actions en partant des ressources actuelles des personnes, mais aussi du contexte institutionnel et légal, des termes du mandat qu’ils reçoivent, le cas échéant, des instances de placement. [16]

Quand on parle de formation, on devrait aussi parler de celles des aumôniers ou autres personnes chargées de s’occuper explicitement des besoins spirituels et religieux des résidents :

Il est fort regrettable que les facultés de théologie délaissent la théologie pratique en général, la formation des intervenants dans les institutions partenaires de l’Etat plus particulièrement. Aussi la distance qu’elles affichent et pratiquent par rapport au travail des Eglises conduit à une situation comparable à des facultés de médecine sans clinique. Le résultat est paradoxal : ce sont les Eglises qui doivent à elles seules organiser la formation des aumôniers. Cette offre correspond aux besoins des hôpitaux et peut-être à ceux des établissements médico-sociaux, mais néglige les besoins des institutions sociales, notamment dans leur dimension de lieu de vie et de travail où il s’agit d’accompagner spirituellement des citoyens en situation de handicap et de marginalisation dans leur recherche de reconnaissance.

Armin Kressmann, Rapport « La spiritualité et les institutions », CEDIS 2008


[1] Je distingue les deux, dans le sens que ceux qui se disent humanistes défendent généralement une laïcité ouverte, inclusive, qui cherche, même à l’intérieur de l’institution, à donner aux résidents accès au spirituel et religieux, sans le définir pourtant, ceux qui se disent « laïcs » par contre, ont la tendance à évacuer le spirituel et le religieux en disant que cette dimension de l’être humain pourrait se vivre à l’extérieur de l’institution.

[2] En tant que question à relever et affronter ; on pourrait l’appeler « la question de dieu » et la poser ainsi : « Quel est ton dieu ? »

[3] En tant que réponse et confession, croyante ou non-croyante.

[4] « La segmentation des métiers », in : Chopart J.N., Les mutations du travail social : dynamiques d’un champ croisé, Paris, Editions Dunod, 2000, pp. 258-259

[5] HES-SO ; Plan d’étude cadre Bachelor 2006 de la Haute école spécialisée de la Suisse occidentale ; Filière de formation en travail social, p. 7

[6] Dans son livre « Eloge à la faiblesse » ; cerf, Paris 2005 ; « … les relations avec le personnel restaient superficielles. Jamais, nous ne parvenions à discuter d’individu à individu ; nous n’avions droit qu’à des palabres de professionnels à ‘enfant’, de médecin à « ‘malade’. » (p. 44) ; « … bien que ces classeurs, théoriquement, sont accessibles à tout le personnel soignant, de la stagiaire de deux jours au médecin par je ne sais quel décret, le principal concerné, le sujet de ces écrits n’avait pas le droit d’en lire la moindre ligne ! » (p. 57)

[7] Vous pouvez aussi l’écrire avec minuscule et demander seulement : quel est ton ou votre dieu ? Qu’est-ce que vous mettez tout en haut dans l’échelle de vos valeurs par exemple ?

[8] Où, quand on parle de la vie et de la mort, sujets omniprésents en situation de handicap, la question de Dieu se pose, inévitablement.

[9] Sur le site de l’EESP par exemple, www.eesp.ch, dans la présentation de la formation en travail social, là où il est question du développement, c’est le « « bio-psycho-social » qui est explicitement mentionné, mais ni le « moral », ni le « religieux » : « Le domaine « III. Individus, cultures et sociétés» regroupe les enseignements et dispositifs de formation relatifs au développement bio-psycho-social des individus, à la dialectique individu-société et aux différentes strates ou lignes de fracture d’une société donnée. Ce domaine inclut aussi la connaissance des étapes de développement et des cycles de vie des êtres humains dans leurs divers contextes. »

[10] HES-SO ; Plan d’étude cadre Bachelor 2006 de la Haute école spécialisée de la Suisse occidentale ; Filière de formation en travail social, p. 14

[11] idem p. 17

[12] idem p. 6

[13] Comme le philosophe et psychanalyste Slovaj Zizek le montre, les Droits (de l’homme) ne suffisent pas comme fondement pour « aimer l’Autre dans l’abîme de son Réel », ou, je dirais dans notre contexte, ne suffisent pas pour accompagner avec empathie celui qui est différent ;  Fragile absolu, Pourquoi l’héritage chrétien vaut-il d’être défendu ? Flammarion, Paris 2008 . notamment p. 161ss; cf. aussi Oliver O’Donovan, chapitre 12 de ce travail, ainsi que le chapitre 10 sur « La santé », les aumôneries en hôpital.

[14] Qu’on me comprenne bien : je n’ai rien contre l’autonomie, au contraire ; je rends seulement attentif aux risques qu’on prend quand on répond institutionnellement à des besoins affectifs en invoquant l’autonomie, et, à l’inverse, quand on répond à des besoins d’autonomie par une attitude paternaliste.

[15] HES-SO, Plan d’études cadre, p. 7

[16] idem p. 9

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