L’école et le prosélytisme

Voici la rentrée scolaire. Comme chaque intervenant on s’y prépare, aussi l’aumônier que je suis. Je reprends mes dossiers, autant du côté présence spirituelle, – « neutre » comme on dit aujourd’hui dans les milieux scolaires -, que du côté catéchisme, comme représentant d’une Église[1] et d’une confession[2]. Et comme chaque année je me pose la question du positionnement, qui, lui, n’est pas simple. Même si je suis au clair avec moi-même, – je distingue nettement religion, spiritualité et éthique (« ReSpirE ») -, mes vis-à-vis ne le font pas forcément, ni les élèves, ni les enseignants ou les éducateurs. L’affaire se complique encore par le fait que le monde scolaire dans lequel je navigue est « multiculturel », pas seulement en ce qui concerne les convictions religieuses (ou non-religieuses), mais aussi au niveau de la conception du religieux. Ainsi, par exemple, et cela me frappe de plus en plus, les différentes conceptions de la « laïcité », françaises ou suisses, se côtoient, mais elles sont rarement explicitées, pas seulement à mon égard, mais dans les différents corps professionnels non plus (enseignants, éducateurs, thérapeutes, etc.).

La seule référence commune est le « PER », le « Plan d’Études Romand ». Il traite aussi cette discipline « Éthique et cultures religieuses », pour laquelle je devrais être ressource et pour laquelle j’ai été formé[3]. Y est exprimé l’intention de

 « lever tout malentendu sur le but et la démarche d’un cours d’Éthique et cultures religieuses ».

Pourtant, tout en disant cela, il induit lui-même des malentendus et des projections, en tout cas en ce qui concerne ma confession et ma posture professionnelle. Le « politiquement correct » rend les intentions et la vision de l’enseignement de cette branche contradictoires et prête à confusion. Ce qui est postulé est en soi projectif, témoigne d’une attitude qu’il est censée combattre.

Voici la citation dans le contexte du Plan d’Études :

« Il est bon de lever tout malentendu sur le but et la démarche d’un cours d’Éthique et cultures religieuses. Celui-ci se distingue fondamentalement d’un enseignement religieux apologétique (catéchèse) qui vise à l’approfondissement d’une « foi ». Il se fonde sur le constat de l’existence du phénomène religieux dans l’individu, la société et le monde, et non sur une foi partagée par les élèves. Cette démarche épistémologique réfute résolument toute forme de prosélytisme et d’apologie.

Le cours d’Éthique et cultures religieuses est un lieu d’information et de connaissances factuelles sur les grandes traditions religieuses et humanistes[4] mondiales. Le fait religieux est abordé dans la reconnaissance de la diversité, mais aussi dans l’affirmation assumée des origines culturelles fondatrices de la société occidentale, déclinées sous le terme de judéo-christianisme, sans en oublier les racines grecques ou arabo-persiques notamment.

Cette prérogative est d’ordre historique et culturel. Dans le respect de ces diverses traditions, ce cours a pour objectif de présenter avec rigueur et objectivité les croyances, les rites et les modes de pensée de ces religions ou sagesses.

Le propos du cours d’Éthique et cultures religieuses est de donner aux élèves une connaissance des diverses cultures religieuses, de permettre à chacun de trouver ses racines, de se placer dans un contexte interculturel et interreligieux toujours plus complexe et de se situer devant les questions existentielles.

Le cours d’Éthique et cultures religieuses est également un lieu où l’élève, avec sa liberté de conscience, apprend à connaître ses propres valeurs, à réfléchir sur le sens de ces valeurs, à construire ses valeurs éthiques, à découvrir et respecter les valeurs et les convictions des autres, à développer une responsabilité éthique. »

J’entends et je constate une conception de la « catéchèse » totalement dépassée, en tout cas en ce qui concerne mon Église[5], une vision étant elle-même projection. En tant que catéchète, je n’ai rien d’autre à « défendre »[6] que la liberté de conscience, la liberté de croire et de penser, et je ne veut pas « approfondir une foi » définie ailleurs que par le sujet apprenant lui-même. Ce que mon interlocuteur croit m’échappe et c’est bien ainsi ; si je le savais, je serais peut-être étonné, voire inquiet. Dans ma conception de la foi, rien d’autre à transmettre que de la connaissance (« Erkenntnis » ; le débat entre information, savoir et connaissance est toujours ouvert), la foi elle-même étant de l’ordre du don (de la « grâce » ; mais, en fin de compte, la connaissance aussi). Je ne vise rien d’autre que ce qui est stipulé par le Plan d’Études par rapport à la capacité créatrice et la capacité réflexive. J’insiste seulement sur une chose : la bible comme source et miroir, référence non pas exclusive, mais privilégiée en catéchèse, mais comparable à tout ce qui se lit à l’école, dans un esprit critique.

J’entends, à tort ou à raison, un réflexe primaire contre le « prosélytisme », qui devient lui-même prosélytisme.

Évidemment, je veux faire des prosélytes, des gens qui pensent et réfléchissent, et qui croient en quelque chose. Quoi ? C’est ça est la question. J’espère que les enfants et les élèves « vont vers »[7] quelques chose, et « s’ajoutent aux habitants d’un pays », non pas forcément d’une Église, mais de la communauté de ceux et celles qui pensent et réfléchissent, et qui « croient » finalement encore à quelque chose, ou quelqu’un, au moins en eux-mêmes et leurs capacités.

L’être humain n’a pas la liberté de ne pas penser. Penser est un devoir. Celui qui ne peut pas penser ? C’est à penser ! Comment savoir si quelqu’un ne peut pas ou plus penser ?

Aussi, penser seul n’est pas penser, ni réfléchir. Pensée et réflexion ont toujours une intention, un vis-à-vis à penser et, en l’occurrence, un vis-à-vis avec qui nous sommes invités à penser, un face-à-face et un côte à côte, pensée partagée, pensée contestée, pensée affrontée, pensée assumée.

Lire Marx et dire « ne devenez pas marxistes », Kant sans appliquer l’impératif catégorique, la bible sans amour du prochain ? Ou pas lire la bible, parce qu’on la lit à l’Église ? Pas Kant, parce que c’est austère et compliqué, pas Marx parce qu’on a peur du communisme ?

« Sola gratia », – ce que tu apprends t’est donné, je ne peux pas te l’imposer -, et « sola scriptura », – face au texte, tu es finalement seul -, sont les principes fondamentaux du protestantisme, et « sola fide », – seul face au texte tu es finalement seul responsable de ce que tu en fais -, en est une conséquence. Enfin, l’ensemble n’est pas là pour te glorifier toi, mais au service de l’autre, autrui ou le tout-autre – « soli Deo gloria ».

Un enseignant qui n’est pas « protestant » n’a pas sa place à l’école, et l’aumônier non plus, qu’ils soient catholiques, athées, musulmans, juifs, agnostiques ou protestants.

Et que ceux et celles qui ont leur place à l’école fassent des prosélytes, je l’espère. Sinon l’école n’a pas de sens. Sinon, cette « valeur » tellement prônée à l’école qu’est la « citoyenneté » reste une coquille vide.

Rien à transmettre, rien à approfondir que la connaissance ; la foi et les convictions, la morale et l’éthique, tout ce qu’on fait avec la connaissance, appartiennent à un autre. Elles se vivent cependant aussi à l’école et doivent y être débattues.

Mon père ne m’a transmis sa foi, heureusement. C’est l’école qui m’a appris à penser et à réfléchir, péniblement, sur Marx, Kant et ce qui est écrit dans la bible, le marxisme, et encore, l’impératif catégorique et l’amour du prochain.

Que je vive ou non ce que j’ai appris, d’où ça vienne, ma foi, cela reste un mystère et n’appartient ni à l’Église, ni à l’école, et à mon père encore moins …Peut-être même pas à moi-même : « prosélyte » de quel pays ?

Armin Kressmann 2012


[1] EERV, Église évangélique réformée du canton de Vaud, en ce qui me concerne, donc comme protestant, mais dans une mission dites « commune » avec les collègues catholiques, en large partie dans la « subsidiarité », représentant les deux confessions là où c’est possible, mais aussi et surtout comme ressource pour tout ce qui est de l’ordre du spirituel ou du religieux, finalement, si c’est nécessaire, comme relais face aux autres religions et confessions. Certains parlent de « gardien du seuil » en matière de spiritualité qui, elle, n’est plus à réduire au religieux.

[2] Protestante réformée, dans la lignée zwinglienne et calvinienne.

[3] Plus ou moins, si j’ose dire, du fait que la formation, entre catholiques et protestants, s’est quasiment restreinte à la question « évolution-création ».

[4] « Humaniste : ce terme est utilisé pour désigner les pensées philosophiques ou les sagesses non religieuses. » Qu’est-ce qui distingue un humanisme religieux d’un humanisme « humaniste » ? Ce n’est pas explicité, et pour moi pas du tout clair, en tout cas pas là où le religieux n’est pas réduit à des institutions religieuses (« Églises »). Et si vraiment philosophie on fait, ce qui en général n’est pas le cas, la distinction est encore moins nette. Reconnaître une transcendance, est-ce déjà religieux ? Et la transcendance immanente ? L’inintégrable, le reste, le surplus, l’au-delà, l’autre ou le tout-autre ?

[5] Ce qui ne veut pas dire que cette vision ait totalement disparue.

[6] cf. Étymologie « d’apologie »

[7] Étymologie de « prosélyte »

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