Luc 14,1-14 « Tous hôtes, tous invités, tous susceptibles de guérison » Quelques pistes exégétiques et homilétiques

(avec la TOB (Traduction oecuménique de la Bible) ; André Chouraqui ; Loucas, Evangile selon Luc ; JClattès, 1993 ; François Bovon ; L’évangile selon saint Luc ; Commentaire du Nouveau Testament IIIb, Labor et Fides, Genève 1996)

v. 1 « Et c’est un shabat » (Chouraqui) Ce n’est pas n’importe quel jour !

v. 2 « Et voici : il y a un homme, un hydropique, en face de lui. »

« Et voici » la vie, telle qu’elle est, un homme qui est, en ce moment, mon prochain et qui est « face à moi » ; il y a « face-à-face », présence réelle d’humanité.

« Et voici » offre de royaume …

« ‘face à lui’, est assez solennel … C’est une manière de dire que Jésus aura à se décider. Placé dans une situation subitement inconfortable, il repoussera le malade en refusant d’intervenir ou il agira souverainement comme il l’a fait en faveur d’un paralytique, placé, lui aussi, ‘face à Jésus’, ‘devant Jésus’ en 5,19. » (F. Bovon, p. 417)

Ce face-à-face, quand il y a handicap lourd, déformation corporelle grave, comportement agaçant, sons, bruits et articulations étranges, peut devenir insupportable pour celui qui n’en a pas l’habitude et ne sait pas le décrypter : Handicap lourd, situations extrêmes

« Pour les Anciens, l’hydropisie est une affection qui se manifeste par des enflures, en particulier du ventre. Conséquence visible de divers maux, elle est redoutée. Devenue chronique, elle affaiblit le cœur et peut conduire à une mort brusque. … Le judaïsme connaît, lui aussi, l’hydropisie et l’insère dans son système interprétatif religieux et moral. Cette maladie est une malédiction, conséquence d’une faute. » (F. Bovon, p. 418)

v. 3 « Iéshoua` répond »

Devant l’humanité qui se présente en ce face-à-face, spontanément et gratuitement, réponse s’impose. Devant toute humanité réponse (humaine) s’impose, même pour Dieu ; même et surtout Dieu est sollicité par l’humanité toute humaine (condition humaine – condition handicapée … condition judéo-chrétienne … condition handicapée assumée).

« Conscient de ce qu’il va faire, Iéshoua` pose tout de suite la question de principe, question à laquelle un essénien aurait sans hésiter répondu par la négative. … mais les pharisiens avaient en la matière une autre casuistique. » (A. Chouraqui)

Où est la pointe de la question ? Pour le dogmaticien dans le « shabat », pour l’homme je dirais dans la réponse sollicitée, le « guérir ». Y répondre est déjà guérir.

v. 4 « Ils observent le silence »

« Parce qu’ils sont divisés sur ce point » (Chouraqui), le shabat et ce qui est permis de faire au shabat, si c’est celui-ci qui est d’abord visé, ou parce qu’ils sont perplexes et démunis devant l’apparition (épiphanie) de l’homme « hydropique », comme nous le sommes toujours quand nous sommes confrontés au handicap, quand la relation l’emporte sur la dogmatique. Cette personne, fait-elle partie d’une humanité partagée ? Le vis-à-vis qui surgit, est-ce un même, ce qui amène à ce que Jésus fait par la suite, ou un autre, ce qui fait nous distancer au nom du dogme (ou de la Loi, ou d’une institution, ou d’une théorie sur le handicap ou d’une politique quelconque), qui l’emporte ainsi sur l’humanité partagée ?

« Il le saisit, le rétablit et le renvoie » (Chouraqui), « Alors Jésus, prenant le malade, le guérit et le renvoya » (TOB), deux traduction bien différentes, avec des enjeux sur la guérison bien différents aussi.

v. 7ss « Choisir la dernière place » (TOB).

Le passage exprime une telle évidence que nous devrions-nous interroger sur son sens plus profond, une finalité qui dépasse ce qui pourrait être pris comme simple intérêt utillitariste. Qu’est-ce qui est visé, juste le fait d’être invité par la suite à la première place, ou l’appel du hôte en lui-même, etc. ? Est-ce une question de choix, d’intérêt et de désintéressement, de devoir personnel ou y a-t-il une dimension communautaire et ecclésiale, même eschatologique ?

C’est une « parabole » (v. 7 ; « discours en paraboles », F. Bovon), pour la TOB une « sentence de sagesse », un « conseil qui s’achève au v. 11 par une leçon d’humilité qui s’oppose aux préoccupations hiérarchiques du monde juif ».

« Leçon de savoir vivre, de morale (v. 8-10) » (Bovon, p. 427) et une « leçon de théologie » (v.11), avec « des conséquences désagréables et agréables du choix éthique ».

Cette vision moralisante, présentée ainsi, me semble un peu courte ; quand il y a parabole, n’est-ce pas le royaume qui est visé, toujours, dans son « maintenant déjà » et son « pas encore » ?

F. Bovon le confirme lui-même :

En parlant de « discours en paraboles », Luc « incite … à ne pas limiter le sens de l’intervention de Jésus aux seules manières de table : les règles qu’il énonce sont aussi celles de la vie chrétiennes, voire celles du Royaume (cf. v. 11) » (p. 431) … « L’évangéliste pense en particulier à la place de chacun au regard de Dieu, dans le Royaume et ses anticipations ecclésiales. … ‘topos’ est l’endroit où l’on se tient, où l’on vit, dans la communauté … ou dans le Royaume. … Quand le Christ est venu dans le monde, il n’y avait pas de place pour lui (2,7). Il est venu quand même et s’est installé parmi les pauvres. C’est de là qu’il a fait jaillir la nouveauté. » (p. 433)

Venir quand même et s’installer dans la pauvreté des plus riches est peut-être la clé de lecture pour tout miracle, toute guérison miraculeuse.

v. 8-11

« Iéshoua` pense sans doute non seulement aux premières places à table, mais celles du royaume des ciels. L’argument donné contre la course aux premières places est de simple bon sens : il est toujours dangereux de se mettre en avant ! » (A. Chouraqui)

v. 13 « les pauvres, les estropiés, les boiteux, les aveugles »

« Tous les malheureux énumérés ici sont des types de pauvres. » (TOB)

Si c’est une typologie, ces « types » que représentent-ils ?

Aussi, d’où vient cette certitude que ces personnes, a priori, sont « malheureuses » ? Le texte ne parle pas de malheur. La pointe vise-t-elle le malheur ? Ou, plutôt, l’invitation : qui est d’abord invité au repas messianique ? Ou encore, tous invités, quelle dimension de notre existence est visée ? Notre pauvreté, notre mutilation, notre blocage, notre aveuglement … ?

v. 11-12 « Au lieu de s’enfermer dans le cercle de sa famille et de ses amis, l’homme doit ouvrir son cœur et sa demeure aux déshérités. » (A.Chouraqui) Dans cette perspective il y a toujours asymétrie, « aumône » (et donc aumônerie) traditionnelle, où ceux qui disposent donnent, sans qu’il y ait mutualité et en conséquence sans qu’il y ait égalité possible.

v. 14

« Oui, en marche seras-tu ! Oui, cela te sera rendu au relèvement des justes. » (Chouraqui)

« Tu seras heureux parce qu’ils n’ont pas de quoi te rendre : en effet, cela te sera rendu à la résurrection des justes. » (TOB)

« Heureux seras-tu, parce qu’ils n’ont rien à t’offrir en retour. Cela, en effet, te sera offert en retour lors de la résurrection des justes. » (Bovon)

« Tu seras heureux parce qu’ils ne peuvent pas te rendre cela. Mais Dieu te rendra cela le jour où il relèvera de la mort ceux qui lui ont obéi. » (Français fondamental)

Les différentes traductions expriment des visions très différentes :

  • Du bonheur, dynamique chez Chouraqui, statique et passif chez les autres
  • De l’action de Dieu et de l’action des hommes : l’hôte qui est-il et comment Dieu agit-il ?
  • De la résurrection, relèvement et rétablissement (présents) ou événement futur eschatologique
  • Du « handicap », relié à la mort (ce qui est une projection) dans la traduction française fondamentale ; ou, le « relèvement des justes » a-t-il un rapport avec la justice sociale ou non ?
  • De la loi et de l’obéissance (ce texte est-il loi ou promesse, voire proclamation, donc bonne nouvelle ?), ou de ce qui est proposé par Jésus à travers cette parabole
  • En résumé de la conception du royaume, déjà réalité en Jésus Christ (en l’Église et au-delà de l’institution), peut-être pas encore accomplie, mais réelle et remise aux humains (à l’Église, locale et universelle) pour être poursuivie comme œuvre réalisée en Jésus Christ (avec des conséquences politiques) ou un royaume de l’ordre de la seule espérance (ce qui permet de maintenir l’ordre social en place tel qu’il est, pas seulement avec toutes ses injustices, mais aussi les asymétries de pouvoir, notamment religieux) …
  • … et de ce qui est Église …

Tous visés, tous invités (v. 13), dans une mutualité l’hôte aussi (sans retour direct), changerait le caractère du bonheur de celui-ci, aussi de celui qui invite. Au lieu de ne pas avoir de retour, – sur quelque chose dont il dispose déjà, qui serait donc un rendu superflu, une répétition du même (ce qui se passe quand les mêmes invitent toujours les mêmes) -, il pourrait avoir « invitation possible autre », mutualité, réciprocité possible, sur un autre aspect (type) de la vie, là où l’hôte aurait sa déficience à lui. Nous sortirions ainsi de cette asymétrie « aumône » pour entrer dans une « communauté inclusive », corps du Christ où chacun et chacune a sa place et amène sa contribution à un ensemble qui deviendrait ensemble parce que tout le monde serait respecté dans sa spécificité positive et non pas jugé à cause sa déficience. Pourrait y résider déjà maintenant le sens de cette « résurrection » ou ce « relèvement des justes » final.

Je pressens, et ma foi le soutient, que nous sommes tous et toutes invités, et tous au même titre, mais dans nos pauvretés diverses respectives, et non pas à cause de nos richesses, mais les pauvretés à combler en devenant hôtes les uns des autres, par les dons divers, les richesses dont chacun, chacune dispose par ailleurs :

Tous invités, parce que tous pauvres quelque part, tous hôtes, parce que tous riches par ailleurs !

Et dans le corps du Christ l’ensemble va ensemble : « tout homme qui s’élève sera abaissé et celui qui s’abaisse sera élevé » (v. 11), tout homme qui ne reconnaît pas ses limites, ses faiblesses, sa pauvreté et sa dépendance des autres sera humilié et celui qui les reconnaît et les remets à autrui sera honoré (v. 10) ; « cela te sera rendu à la résurrection des justes » (v. 14), au moment où celui qui est abaissé est élevé, au moment où tu reconnaît en paroles et en actes ce que tu es, un être dépendant des autres, dans tes besoins et dans tes capacités et tes dons.

Ainsi est dépassé le moralisme simpliste (« bon sens ») que ce texte semble véhiculer : il s’agit du royaume ; avec le Christ et la Parole il s’agit toujours du royaume. « Choisir la dernière place » (TOB), afin d’être appelé à la première, n’est pas le but, mais, en tant qu’invité, se mettre à la place où ce qu’offre l’hôte comble le manque, de sorte qu’on se retrouve avec lui à la première place et puisse ainsi faire part, en tant qu’hôte, des richesses dont on dispose en tant qu’appelé parmi tous appelés.

Schéma de la prédication sur Luc 14,1-14 1.9.13 dans la paroisse du Sud-Ouest lausannois (Saint-Marc et Malley)

Armin Kressmann 2013

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