Genèse 32,23-33 La lutte de Jacob – Trauma et crise de vie, quand l’homme devient lui-même ; notes exégétiques et homilétiques

(avec la TOB (Traduction œcuménique de la Bible) ; André Chouraqui, Entête (La Genèse), JClattès, 1992)

Dans le « fleuve » (le « Yabboq ») de l’histoire de vie de Jacob cet épisode traumatique fait irruption, d’une manière inévitable et incontournable, la lutte avec l’autre, – l’homme, lui-même, son humanité, un autre, son autre, l’alter ego, ou Dieu lui-même. Jacob en sort changé, non pas indemne, mais blessé et avec une autre identité (ou sa réelle identité ?). Est-il encore lui-même ou est-il devenu autre, voire, est-il enfin lui-même ?

v. 23.24.32

De quel côté du passage la lutte a-t-elle lieu ? De ce côté ou de l’autre ? L’ambiguïté du texte joue à merveille sur l’impossibilité de définir le lieu précis du passage. On n’est pas une chose avant, puis, tout à coup, quelqu’un d’autre après ; le passage est un seuil, un espace qui se déploie dans le temps, une « nuit ». Jacob sur le seuil, un rite de passage, sans rite, seulement passage : la question de la liminalité de la vie. Cependant, la lutte proprement dite, elle n’a pas lieu sur le seuil, dans « l’eau du gué », mais sur terre ferme, mais qui n’est pas roc, mais poussière, « dans la poussière »1, peut-être le sable mouvant ou les cailloux du gué. Jacob doit, nous devons « mordre de la poussière » pour passer d’une identité à une autre ou pour trouver ou assumer notre identité (ce qui reste, la partie « sainte », intouchable, ce qui fait dignité). Il y a deuil à faire, croix et résurrection, pas du même, mais d’un autre, marqué par la lutte du passage. Quand la TOB, la traduction œcuménique de la bible, parle avec la tradition chrétienne de « combat spirituel du croyant affronté au mystère de Dieu », elle spiritualise et récupère ce qui est un combat profondément humain et physique, donc universel et non-religieux. Le combat de Jacob est archaïque et dans sa profondeur anthropologique épiphanique. La rencontre avec Dieu (avec l’autre et avec soi-même) n’est pas reproductible ; la religion et le culte ne peuvent que rendre attentif aux possibilités de rencontrer Dieu (avec l’autre et avec soi-même) dans l’épaisseur de l’existence humaine. La vraie rencontre avec Dieu est toujours mystique, ambiguë, ambivalente, personnelle et prête à interprétation. On pourrait même dire, et ainsi contredire Jacob, qu’il n’a pas, au lieu d’avoir vu Dieu face-à-face et d’être toujours en vie, vraiment rencontrer Dieu, sinon il ne serait plus en vie. Mais il boîte … C’est peut-être cela la « preuve » (de l’épreuve).

« La lutte de Ia`acob avec Él … Qui donc était cet ‘homme’ acharné à abattre Ia`cob ? Pour les rabbis, c’est le sar d’`Éssav, c’est-à-dire son ‘patron’, son ‘ange gardien’. Il incarne les ennemis dressés, au long de l’histoire, dans la nuit des exils, contre Ia`acob-Israël, pour le reprendre les bénédictions dérobées ; il annonce aussi leur défaite finale. Ce combat mystique a le caractère d’un jugement, dont Elohîms est le témoin et l’arbitre. C’est là l’ultime épreuve dont Ia`acob doit sortir vainqueur, avant d’assumer son grand destin … » (A. Chouraqui p. 345)

Pour Chouraqui aussi, une « lutte avec Dieu », une fois forces sombres de notre vie. Dans quelle mesure les deux se rapproche ? Voir l’histoire de Job, ou la croix, où le « témoin et arbitre » reste muet. Notre histoire revient à la théologie négative.

« … `Essav qui est typologiquement le père de l’Occident chrétien … » (A.Chouraqui p. 350), remarque à rependre à l’occasion. La bénédiction dérobée (27,1-40) et la réconciliation avec Esaü (33,1-16) comme affrontement judéo-chrétien (ou judéo-païen) ?

v. 25 « et Jacob resta seul »

Devant les combats ultimes nous sommes toujours seuls. Quand je parle de l’ultime, surgit évidemment la mort (ou Dieu). Qu’est-ce qui meurt en et pour Jacob ? Lui-même ? Le talonneur (celui qui est derrière, – derrière son frère, sa mère, son oncle -, qui a jusqu’à ce moment fuit le combat) ? D’où le changement de nom (v. 29), donc changement d’identité. Alors, quand changement profond, bouleversement d’identité il y a, « crise d’identité », trauma, nous devrions nous poser la question du nom, du nom à donner à ce que et ce qui nous sommes encore ou de nouveau. « Le passage du Yabboq » (TOB) est un passage d’identité, une « résurrection ». Par la suite, Jacob retrouve la paix, d’une manière très sobre et limpide, avec son frère Esaü, comme rien n’avait été à l’origine du drame. Puis il y aura « installation » de Dieu (33,18-20), très banale celle-ci aussi ; installation dans le pays, installation de Dieu. Cependant, celui « qui aura lutté avec Dieu et avec les hommes et qui l’aura emporté », ne trouvera pas la paix : « Dina, la fille que Léa avait donné à Jacob », la fille de Jacob, LA fille (?!), sera violée ; violences et vengeances se succéderont.

Aussi, quand on parle d’identité, y a-t-il quelque chose de propre à Jacob, qui est, essentiel, à part sa solitude ? L’identité, n’est-elle pas forgée, constamment pétrie et repétrie dans et par l’interaction avec l’autre, « l’homme, l’ange, Dieu » (v. 25.29 ; Osée 12,5), l’histoire de vie, le père (Isaac), la mère (Rébecca), le frère (Esaü), les amours (Rachel, Léa ?) et les enfants (Dina, Joseph et les autres), les malheurs et les bonheurs, les tragédies et le comédies, donc les drames de la vie : « unité personnelle transductive » (Simone Romagnoli) ? Qui assure les passages sinon celui que nous tenons Dieu, seule constance possible, seule réalité qui « est » (Exode 3,14) au-delà de ce qui existe (seulement)2 ? « Un homme doit être ce qu’il peut être » (Abraham Maslow) ; mais que peut-il être sans les autres (l’autre) ?

« Ia`acob reste seul : d’un mot, l’homme est situé dans sa solitude essentielle, face à l’être mystérieux qui l’assaille et qu’il doit vaincre s’il veut survivre … Pour le prophète Hosèa´ (Osée), cet être est l’Ange d’Elohîms, son représentant le plus proche (Os 12,5). » (A. Chouraqui, p. 346)

v. 26 « il heurta Jacob à la courbe du fémur qui se déboîta » ; la TOB note : « Litt. La paume de la cuisse, proche des parties viriles », allusion à la sexualité (puissance et impuissance) ?

v. 27.32 Pourquoi l’autre fuit le jour ? Dieu abscons, qu’on ne peut pas « voir » ? Jacob a prise avec lui ; pourquoi dit-il par la suite (v. 31) : « J’ai vu Dieu face à face » ? Voir Dieu est voir ce qu’on ne peut pas voir. Voir Dieu est voir la réalité en face, telle qu’elle est réellement et non pas selon ses apparences mondaines. La voir est insupportable et celui qui la supporte n’en sort pas indemne ; même la nommer est impossible (v. 30). Il est touché dans sa « virilité », donc dans sa toute-puissance. Il ne peut pas lâcher avant d’en avoir reçu une ou la bénédiction. Ce n’est que la parole bénédiction qui peut guérir l’inguérissable.

« Jacob sort de cette nuit au Yabboq béni mais meurtri ; le corps à corps avec Dieu l’atteint dans sa chair, dans sa force virile … » (TOB)

v. 28.30 Le nom – l’identité et la fonction

« Donner son nom, c’est déjà se livrer. » (TOB)

v. 29

« Israël : selon l’étymologie la plus souvent admise et en rapport avec le contexte, on explique ce nom par la racine sara, ‘lutter’. Donc : ‘Lutteur d’Él. Sur la même racine on a proposé une signification plus archaïque : ‘Él luttera’. …

Ia`acob, tremblant de peur à l’idée de rencontrer `Éssav, se métamorphose en une nuit de combat en un guerrier capable de vaincre un ‘messager’ d’Elohîms. Le changement de nom sera le signe visible du changement de son être, non plus Ia`acob, ‘le talonneur ambigu’, mais Isarël, le ‘lutteur d’Él’. » (A. Chouraqui, p. 346s)

v. 30

« Ia`acob, devenu Israël, veut connaître à son tour le nom de celui qu’il vient de vaincre, afin d’avoir pouvoir sur lui. A la question, l’homme mystérieux répond par une autre interrogation qui équivaut à un refus, mais il ne s’esquive pas sans lui accorder la bénédiction demandée au v. 27 » (A. Chouraqui, p. 348)

v. 31.32

« Peniél – Faces d’Él … nom transformé, au verset suivant …, en Penouël … ‘tournez-vous vers Él’ » (A. Chouraqui p. 348)

Avec ses « faces » la boucle se boucle (nous sommes donc devant une inclusion dont le centre est le changement d’identité) avec les appréhensions de la rencontre avec Esaü, qui est son jumeau premier né, ne l’oublions pas :

« J’absoudrai ses faces,

– fait dire Jacob à Esaü, avant la rencontre et avant sa lutte -,

avec l’offrande qui va en face de moi.

Après quoi je verrai ses faces,

et peut-être portera-t-il mes faces. »

(v. 21 dans la traduction de Chouraqui)

Comment regarder dans les yeux celui que nous avons trompé ?

Comment assumer ses propres face(tte)s et celles de l’autre ? Au pluriel !

Armin Kressmann 2013

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1 L’homme « se poussiéra avec lui » (TOB), donc retour à l’origine créationnelle, le « terreux », l’adamique que nous sommes tous, « humains », même ce messager venu d’ailleurs (ou de nulle part) et peut-être Dieu lui-même, comme figure « christologique » où le divin assume pleinement l’humanité. Ici Dieu ne se mouille pas avec l’homme, mais il se « poussière » avec lui.

2 Dieu n’existe pas (de quoi, de qui, d’où pourrait-il sortir ?) ; il est. Et quand rencontre avec cet « être » ou cette réalité il y a, comme Jacob, nous pouvons l’installer (33,20 ; le reconnaître au niveau personnel, une spiritualité personnelle -, « Peniel – Penouël – face de Dieu », v. 31.32, ou « Père », Luc 11,1-4 -, et une liturgie publique, donc une religion.- « Notre Père »). Cependant, le public, le liturgique et le religieux, ne peut être que reproduction. La « vraie » rencontre, celle de Jacob, comme pour Jacob, ne se fait qu’en solitude et dans la nuit (l’épreuve du « Père », Luc 11,4).

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