Le handicap mental : entre autonomie et bienfaisance

Ma critique du libéralisme et du principe d’autonomie tels qu’ils sont vécus en politique, dans le social et dans la santé va assez loin. Mais ce n’est pas pour les démolir, au contraire, mais pour les renouveler.

Ce renouvellement, comment s’y prendre ?

Le principe d’autonomie pour tous ne peut être préservé qu’avec bienfaisance, bienfaisance libérale à travers des « représentants » ou des « avocats » qui ne se substituent pas à l’autre, mais qui s’investissent pour que l’autonomie de l’autre soit promue. Le principe d’autonomie et le principe de bienfaisance, pour être pleinement effectifs et profitables à tous, ont besoin l’un de l’autre ; ils se stimulent, s’éclaircissent et se régulent l’un l’autre. Pris chacun seul pour soi, ils ont les deux tendance à devenir absolus et totalitaires.

Philosophiquement, qu’est-ce que cela veut dire ?

L’autonomie, pour être universelle, aurait-elle besoin d’hétéronomie, l’immanence de transcendance, la raison de sentiments ? Kant serait-il à relire, voire à retravailler ? Et le débat « morale masculine » – « morale féminine », Kohlberg contre Gilligan, serait-il toujours ouvert[1] ?

G. Hottois :

« L’idéal est ici une sorte d’équilibre métastable, vivant, entre le principe d’autonomie et le principe de bienfaisance. L’autonomie d’une personne comporte tant de conditions : santé, culture, éducation, situation matérielle, état psychologique … Sous prétexte que chaque adulte est autonome, il n’est que trop facile d’exploiter par l’individualisme dans une société inégalitaire. Le respect de l’autonomie de la personne demande que l’on aide toujours de promouvoir en soi et en autrui cette autonomie, si précaire et changeante. C’est une affaire de raison (kantienne), mais aussi d’amour : car qu’est-ce que celui-ci sinon la disposition à aider à l’épanouissement de l’autre, à l’avènement donc de son autonomie ? Cette attitude de respect bienveillant à l’égard de l’altérité et de la diversité peut être étendue, aussi, au-delà du monde des seules personnes. »[2]

Autonomie et bienfaisance, nous le voyons, sont inséparables[3].

Mais qu’est-ce qu’il y a derrière, au niveau de leur fondement ?

Leurs orientations, – le sens dans le sens spatial et symbolique -, sont opposées : l’autonomie renvoie à soi, la bienfaisance à autrui. Pour l’un il s’agit de ce qui m’est propre, « immanent », pour l’autre de ce qui me dépasse et appartient à l’autre, du « dedans » et du « dehors », de ce qui est dans mes limites (corps) et de ce qui est au-delà, au-delà de la loi qui m’est propre et qui régit ce qui est dedans. Il s’agit d’immanence et de transcendance[4] : l’autonomie se fonde sur l’immanence, la bienfaisance sur la transcendance.

Ainsi, dans le débat sur l’autonomie, s’ouvre tout un vaste champ qu’on peut délimiter par la question de l’autonomie de l’un face à l’autonomie de l’autre, de l’universalisation du principe d’autonomie dans le sens kantien, de l’apparition de l’altérité face à moi, de l’altérité et de ce que P. Ricoeur a appelé « mêmeté et ipséité »[5], de la « Gestalt » comme transcendance chez M. Merleau-Ponty[6], du tiers dans la bipolarité entre l’autonomie et la bienfaisance, et finalement de Dieu face à moi et face à l’autre, et de Dieu comme le tout-autre.

Qu’est-ce qui me transcende et me fait grandir dans mon autonomie, s’épanouir mon immanence ?

C’est la présence de l’autre, la transcendance dans l’immanence[7], ce que Jean-François Malherbe appelle le « paradoxe de l’autonomie » :

« L’autonomie n’est rien si elle n’est pas réciproque. Autrement dit, il n’y a pas d’autonomie possible en dehors d’un contrat social qui en garantisse l’exercice. Seul, en effet, je ne saurais me garantir aucun droit. La tâche de l’éthique, c’est de tirer les conséquences pratiques de cette radicale réciprocité de l’humain, c’est de créer les règles de la convivialité des humains, règles qui, à leur tour, garantiront aux individus leur autonomie. »[8]

Ce qui nous ramène à la bienfaisance.

Et plus loin :

« Une seule voie est possible pour trouver un fondement à la décision : remonter au fondement même de la morale, au précepte éthique ultime : cultiver l’autonomie d’autrui.

C’est très exactement ici que l’autonomie prend, pour ainsi dire, sa revanche sur l’hétéronomie qu’elle avait dû concéder comme la condition même de sa propre possibilité. »[9]

Le handicap mental étant le lieu de déficit d’autonomie par excellence, n’offre-t-il pas aussi dans la dépendance et l’hétéronomie apparente le champ d’expérimentation (dans le sens de Dewey) et d’application par excellence pour exercer dans une société libérale la promotion de cette « autonomie d’autrui » et de cette « autonomie réciproque » ? Si je parviens à rendre plus autonome celui ou celle qui par définition est en manque d’autonomie, est-ce que je n’acquiers pas moi-même un degré d’autonomie supérieur ?

« Im Clowngesicht spiegeln sich überdeutlich die Kellerkinder. Er kann und will sie nicht verstecken, er will sie aber auch nicht hemmungslos hinausschleudern. Er sucht in ihnen die Gefahr des Spiels. »

Johannes Galli

L’altérité de l’autre dans mon immanence me permet de me transcender moi-même et d’atteindre un degré d’autonomie que je ne pourrais jamais atteindre sans l’autre, et plus dépendant cet autre est, plus il est pour moi invitation à me laisser transcender par son altérité.

Armin Kressmann, mémoire en éthique, 2005


[1] C. Gilligan ; Die andere Stimme ; Lebenskonflikte und Moral der Frau ; München 1984 ; G. Nunner-Winkler ; Weibliche Moral. Die Kontroverse um eine geschlechtsspezifische Ethik ; Frankfurt 1991 ; F. Oser et W. Althof ; Moralische Selbstbestimmung ; Stuttgart 2001 ; D. Bischof-Köhler ; Von Natur aus anders ; Die Psychologie der Geschlechtsunterschiede ; Stuttgart 2002

[2] cité in G. Durand, Bioéthique, p. 230 ; la dernière phrase nous rend attentifs au problème de ce qu’est la « personne » et de sa « dignité » (cf. Boèce, Thomas d’Aquin, Locke, Kant, Engelhardt, etc.)

[3] Pour reprendre une question qui a été posée par rapport à la neurologie et la psychanalyse : « S’agit-il d’une réunion pour former un ensemble, ou bien n’y a-t-il qu’une intersection entre deux ordres hétérogènes où l’un affecte l’autre, et réciproquement ? » Y a-t-il hétérogénéité absolue, superposition, réunion ou intersection ? cf. F. Ansermet et P. Magistretti, A chacun son cerveau, Paris 2004

[4] A ne pas confondre avec « surnaturel » ; peut-être métaphysique dans le sens « au-delà du corps qui m’est propre ». Ici les travaux de Glibert Hottois seront à reprendre, notamment les Essais de philosophie bioéthique et biopolitique.

[5] Soi-même comme un autre, Seuil 1990

[6] Le visible et l’invisible, Gallimard 1964, p. 255

[7] On pense ici bien sûr à l’incarnation.

[8] Pour une éthique de la médecine, Artel Fides 1997, p. 59

[9] p. 62

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