Handicap et folie : entre transcendance et immanence

L’altérité de l’autre dans mon immanence me permet de me transcender moi-même et d’atteindre un degré d’autonomie que je ne pourrais jamais atteindre sans l’autre, et plus dépendant cet autre est, plus il est pour moi invitation à me laisser transcender par son altérité.

C’est ainsi que je conçois l’altérité,  comme

« transcendance immanente » ou « hétéronomie autonome »[1].

Et les figures, si j’ose les appeler ainsi, qui représentent cette altérité transcendante dans l’immanence de la manière la plus radicale sont

–          le polyhandicap,

–          « la folie » (les psychoses graves ou le Grand Mal en épilepsie)

–          et les maladies dégénératives graves.

Ces « phénomènes », – échappant à toute logique humaine et par moment immaîtrisables par la volonté et par la raison humaines, prenant des « libertés » transcendant toute loi positive -, symbolisent l’autonomie absolue, une irruption de la transcendance absolue dans l’immanence (le monde du relatif), au point de mettre celle-ci radicalement en question, au point qu’inévitablement se pose la question de l’absolu dans le relatif, l’absolu qu’on peut, par définition, aussi nommer Dieu, le tout-autre …

… et nous ne sommes plus dans le régime de la raison, mais dans celui de la foi : le sacré !

« Wenn wir uns Gott als einen vorstellen, der Mensch und Welt erschaffen hat, weil er sich in einem gewaltigen Schauspiel menschlicher Schicksale wieder erkennen wollte, dann ist Gott ein Clown.. »

Johannes Galli

Dans le judéo-christianisme la figure qui porte cette irruption de la transcendance dans l’immanence est celle du prophète, et pour le christianisme, le prophète par excellence est ce Jésus de Nazareth appelé le Christ, celui qui est par les chrétiens reconnu comme le médiateur entre le monde des humains (l’immanence ; Jésus de Nazareth) et le monde divin (la transcendance ; le Christ), la « terre » et le « ciel » dans la terminologie biblique.

Dans ce qui est nommé son « ministère », il y a ces deux bases éthiques, celle de l’immanence, – sa prédication et ses actes, ce qui est de l’ordre de la raison -, et celle de la transcendance, – le cycle de Pâques, la « crucifixion et la résurrection », ce qui est de l’ordre de la foi (le « kérygme ») -, avec des renvois de l’un à l’autre, notamment à travers les récits de miracle.

A la lumière de ce que je viens de développer, il n’est pas étonnant, qu’une partie centrale de l’histoire de ce personnage tourne autour de guérisons de personnes « handicapées » et que ce qu’il a légué selon la bible comme mission fait de même :

« En chemin, proclamez que le Règne des cieux s’est approché. Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez les démons. »

(Matthieu 10,7-8 Traduction Œcuménique de la Bible)

Mais l’ambition de vouloir « maîtriser » cette altérité transcendante (« l’hybris »), de vouloir la ramener de force dans l’immanence, provoque des violences insupportables pour ce qui est de l’ordre immanent, la maltraitance d’abord, l’anéantissement enfin, la « crucifixion », la Shoah. L’immanence n’est pas « équipée » pour porter cette « croix », elle n’est pas « faite pour cela » ; elle reste muette, c’est le silence que nous devons à ces atrocités et l’humilité la plus grande devant ses victimes. Ce n’est que la transcendance qui peut y apporter une réponse, celle-ci étant incompréhensible pour la raison et à peine accessible à la foi.

En pratique médico-sociale, j’y relie l’observation[2] que plus lourde et « désespérée » est une situation, plus féminin et plus jeune est le noyau de ceux et celles qui restent pour l’assumer. Comme si la raison (les médecins) déclarait forfait et laissait la place au seul « enthousiasme », le croire[3] (les soignants).

Armin Kressmann, mémoire en éthique, 2005


[1]Où on rejoint les deux derniers stades du développement du jugement moral dans le système de Kohlberg, notamment le dernier qui est de l’ordre quasi mystique.

[2] Que je ne peux pas appuyer statistiquement, mais que j’ai « vérifiée » par quelques consultations.

[3] C’est d’ailleurs un indice qui me fait douter au fait que le « débat Gilligan contre Kohlberg » soit clos.

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