Handicap et institution, autonomie et bienfaisance – Ethique, spiritualité et religion

Est-ce qu’il dort ?
Est-ce qu’il m’entend ?
Est-ce qu’il me comprend ?

Il est là, dans son fauteuil, les yeux fermés,
il est là, dans sa coque, dans son corps,
dans son monde,
avec son corps,
tellement différent de moi, de mon corps …

Je lui parle ; je lui raconte une histoire,
mon histoire, une de nos histoires,
son histoire ?

Je ne sais pas.

Nous sommes l’un avec l’autre, mais je ne sais pas s’il m’écoute,
s’il m’entend, s’il me comprend, s’il comprend.

D’ailleurs, y a-t-il quelque chose à comprendre ?

J’aime ces moments, où nous sommes l’un avec l’autre,
dans notre monde, dans notre univers, à nous, à nous deux.

Est-ce qu’il m’entend, est-ce qu’il m’écoute,
est-ce qu’il me comprend ?

Il ouvre les yeux, il s’étire,
il baille …

Je m’arrête, j’attends, je regarde, j’écoute …

Est-ce que j’entends, est-ce que je comprends ?

Qui est-il ?
Qui suis-je ? Moi, devant lui ?

Il faudrait qu’il me parle, pour que je puisse comprendre …
… et encore …

L’autre, puis-je le comprendre ?

Tellement autre qu’il est ?
Tellement différent que je suis …

Vous comprenez ?

La raison a besoin de la parole.
La raison se réfère au même,
la raison discute, elle se dispute,
elle argumente, elle négocie,
elle convainc, elle prend, elle maîtrise,
elle suit, elle domine,
elle lâche, elle se soumet,
elle se mesure,
elle se fait à la raison d’autrui
et cherche à se retrouver dans une même raison,
dans la raison universelle.

La raison cherche « l’alter ego »,
moi-même en l’autre.

Mais, quelle est la raison du handicap mental,
quelle est la raison de la folie
ou la raison de la déraison ? (M. Foucault – J. Derrida)

Qu’est-ce qui se passe
quand « l’ego est alter », l’autre différent,
quand il ne se laisse pas comprendre,
par ma raison,
quand autrui est autre, tout-autre ? (Wittgenstein)

Qu’est-ce qui se passe au-delà de ma raison,
quand il n’y a plus rien de commun, avec lui, que le simple fait d’être humain,
– ce que d’ailleurs certains contestent même ?

Nous voici dans la transcendance (Lévinas),
dans une autre sphère,
dans ce qui transcende la raison,
au-delà de cette raison qui veut être universelle,
nous voici dans la sphère spirituelle.

C’est aussi la sphère de l’avant et de l’après,
de ce qui est avant, avant la vie,
et après, après la vie, après la mort,
la vie après la mort,
la vie au-delà de la mort ;
ce n’est plus la sphère de la raison,
mais celle de la foi.

Elle est là, elle est réelle, pour tout le monde,
nous pouvons l’apprivoiser,
y tendre, y aspirer, par des mots, par des concepts,
par la raison,
parler de transcendance (E. Lévinas),
d’altérité,
du spirituel,
de l’ultime (P. Tillich),
du sens,
d’absolu,
de ce qui n’est plus lié, qui n’est plus relatif, mais absolu,
ce qui n’est plus lié au même,
à moi,
à ma réalité,
à ma raison et ma compréhension :

« l’ego alter », un moi autre, et non pas un autre moi.

Comme phénomène le spirituel est universel,
sans être universel dans sa forme, dans son imaginaire,
dans ses représentations, dans ses concrétisations,
ses traductions dans l’immanence,
ce qui est sensible, visible, tangible, audible,
saisissable et compréhensible.

Nos chartes institutionnelles,
nos concepts d’accompagnement
et nos manuels de qualités
le mentionnent, comme dimension constitutive de l’être humain,
et demandent que nous le respections,
dans notre « prises en charge »,
comme nous sommes censés de respecter
les besoins physiques, psychiques et sociaux de nos résidents et travailleurs.

« Selon les besoins », les besoins individuels à discerner …

Nous devons en tenir compte,
nous devons le faire pour ne pas ramener autrui à nous-mêmes,
à notre logique, à notre raison, à nos normes, à nos règles,
ce qui serait une mainmise, sur autrui,
un abus, voire de la maltraitance.

Eh oui, je crois que la source fondamentale de tout abus et de toute maltraitance est liée au non-respect de la sphère spirituelle d’autrui,
au non-respect de son altérité.
Abus et maltraitance découlent de la volonté de ramener l’autre au même,
à ma logique, à ma loi, à ma raison.

Je distingue trois formes d’abus et de maltraitances :

– La perversion, – plutôt rare, heureusement -, le désir, pathologique, de faire du mal en utilisant les moyens usuels du faire du bien, ou le désir, pathologique, de faire du bien en utilisant des moyens du mal ; c’est un détournement de la bienfaisance et de la bientraitance. Pour aller au-delà de ce que vous pensez tout de suite, ne prenons que ces cas d’initiative personnelle détournée de soignants qui tuent leur patients en disant vouloir les « euthanasier » par empathie.
L’incompétence professionnelle ou le dépassement familial, souvent liés à une souffrance profonde du côté des accompagnants ou des proches du résident.
– La confusion entre les moyens et la finalité, le dysfonctionnement institutionnel, quand la structure, le cadre, la tradition, l’institution et ses règles, deviennent l’objectif recherché, quand on « oublie » le résident et, finalement, s’en passerait volontiers. C’est vrai, le résident perturbe l’institution, finalement la vie institutionnelle serait plus simple sans lui …

Dans les trois cas il y a méconnaissance ou non-respect, volontaire ou involontaire, de la limite, de ce qui sépare l’immanence, c’est-à-dire ce qui nous appartient, de la transcendance, de ce qui ne nous appartient pas ou plus, et mainmise sur autrui.

Philosophiquement nous parlerions du mal (moral), théologiquement du péché (P. Ricoeur).

Le mal ou le péché, c’est le non-respect de l’altérité de l’autre,
la volonté de le ramener au même, par la force si c’est nécessaire,
le mal ou le péché de se prendre pour dieu.

D’où l’importance du spirituel dans nos institutions !

D’où l’importance de la foi,
en plus et comme complément de la raison :

La raison pour aller vers l’autonomie du résident,
avec son aide, dans la mesure du possible,
et avec l’aide de ses proches et représentants légaux (« l’avocature » ou le parrainage de la « Valorisation des rôles sociaux », W. Wolfensebreger),

la foi, en lui et son avenir,
l’empathie bienfaisante quand ses demandes et ses besoins sont peu claires,
ambiguës et contradictoires, voire autodestructeurs.

Pour parler du spirituel, de sa réalité et de sa nécessité,
je disais transcendance, altérité, ultime, sens, absolu.
Ce sont des mots et des concepts vagues et très abstraits ;
on n’y voit rien de concret.

Mais quand je dis « Dieu » tout le monde « comprend ».
« Dieu » est le mot, le symbole pour dire le spirituel,
même pour celui qui renie Dieu
et qui met la raison à la place de Dieu (I. Kant)
et qui fait de la laïcité une spiritualité (A. Comte-Sponville ; mais n’oublions pas que la laïcité est un concept de nature sociale et politique et non pas philosophique).

Chez nous, avec nos handicaps et nos folies,
encore une fois, la raison a des limites,
au point, confrontée à la folie, elle doit l’exclure et l’enfermer (M. Foucault),
ce qui revient à l’échec de la raison ; elle renonce à son universalité,
elle se relativise et se suspend par elle-même.
La raison, quand elle enferme cette autre raison qu’est la déraison,
se relativise et avec elle, abandonne son projet
d’une société libérale de citoyens égaux.

La folie est laissée à elle-même ;
la folie est laissée a elle-même si elle n’est pas entendue et reçue
par l’empathie.

L’empathie est la raison de la transcendance !

Le spirituel, la foi reprend là où la raison « raisonnable » devient inopérante.

Nous sommes dans la bienfaisance, gratuitement, par grâce, par amour ;
par amour de l’autre, de celui ou celle qui est différent,
par amour de la différence, cette différence en soi, sans raison (la raison renierait la différence ou essayerait à l’estomper).

Quand on renonce à exclure ou à éliminer la différence,
quand on lui donne statut,
quand on la respecte en soi,
quand on renonce à mettre la main dessus,
on la reconnaît comme sacrée, intouchable, insaisissable.

Quand on nomme la sphère du spirituel,
quand on la délimite concrètement,
quand on lui donne des formes concrètes,
quand on pratique du spirituel, dans un langage commun et des gestes et des rites,
nous sommes dans le religieux.

Le religieux est du spirituel sensible, visible et tangible,
reconnaissable dans sa forme et ses pratiques.

Le religieux signifie et symbolise le spirituel,
le religieux est du spirituel institutionnalisé ; il lui donne corps.
Il nous précède, parce que nous sommes dans la transcendance, dans ce qui vient d’ailleurs.
Le religieux ne s’invente pas ; il se reçoit, c’est un patrimoine (« patrimoine » – paternalisme – bienfaisance).

Qu’est-ce que nous avons reçu dans nos institutions,
des Julie Hofmann et autres Charles Subilia ?

Notre héritage, judéo-chrétien, renvoie à l’altérité, l’altérité absolue, le tout-autre (K. Barth, A. Abécassis).
Il n’est pas un hasard que handicap et folie ont eu un autre statut dans les religions monothéistes que dans les religions de l’Antiquité gréco-romaine.

Dieu à travers le visage de l’autre ?
Service de Dieu, à travers le service de l’autre, de celui qui est différent ?

Le christianisme va encore un pas plus loin ; il est unique dans ce sens :

Devant l’échec, inévitable, d’atteindre le tout-autre par l’effort humain (l’absolu – une évidence – ne se laisse atteindre par ce qui est relatif),
Dieu par nos moyens à nous,
devant l’échec de vouloir comprendre l’autre par ma raison à moi,
voire la raison en soi,
le christianisme affirme que c’est le tout-autre qui s’est approché de nous,
en Jésus de Nazareth.
Ce n’est pas raisonnable, et ce projet est voué à l’échec lui aussi,
mais un échec qui se transforme en victoire,
au moment où la toute-puissance renonce à sa toute-puissance
et se fait même, non pas dans la raison, mais dans la souffrance (« kénose », le dépouillement).

L’humanité de Dieu est la clé de lecture que la foi chrétienne
offre pour comprendre l’autre, dans son altérité et sa différence …

Armin Kressmann

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