Avec l’intelligence artificielle, telle qu’elle se présente aujourd’hui, la séparation, amorcée avec la construction de la bombe atomique, entre notre faculté de reconnaître les choses (« erkennen »), qui nous permet de fabriquer les choses, et notre faculté de les penser aussi (« denken »), en conséquence de pouvoir en parler d’une manière sensée, pourrait être définitive. Conséquence en serait selon Hannah Arendt (Vita activa 1958), que nous pourrons, voire devrons désormais fabriquer des machines qui parleront et penseront à notre place. Nous ne serons pas, toujours selon elle, les esclaves de ces machines potentiellement insensées voire dangereuses, capables de faire des choses les plus folles, mais de notre faculté de reconnaître, donc de pouvoir, finalement devoir fabriquer, sans comprendre le fonctionnement de ce que nous fabriquerons. Sans programmes d’intelligence artificielle nous nous retrouvons aujourd’hui déjà dans l’impossibilité de contrôler les programmes d’intelligence artificielle. Nous n’avons plus le choix, selon Hannah Arendt, tel que je la comprends, nous devons désormais fabriquer, avec notre « génie » de reconnaître les choses (« erkennen »), sans pouvoir comprendre, penser (« denken »), pouvoir dire d’une manière humainement intelligible, ce que nous fabriquons. Qui entre nous peut encore dire, « denkend darüber sprechen », ce que nous sommes capables de faire, fabriquer, aujourd’hui ? Serait-ce cela la raison pour laquelle nous n’arrivons pas à résoudre les problèmes globaux qui se présentent à nous aujourd’hui ? Nous les reconnaissons (« erkennen »), mais ne pouvons plus les penser (« denken »). Ce ne serait pas du pessimisme, mais du simple réalisme. L’issue ? Renoncer à faire ce que nous ne pouvons pas dire, expliquer d’une manière intelligible, avec des mots de tous les jours. Est-ce trop tard ? Les formules et codes de programmation, ont-ils définitivement pris le pouvoir sur notre faculté de penser ? Il faudra donc les consulter…

Armin Kressmann 2023