Décalogue – Dix commandements Exode 20,1-17 (Ex 20,1-17) – « La personne est ton Dieu » (commentaire, pistes exégétiques et homilétiques)

EERV Jeunes – Changer le monde – Campagne Pain pour le prochain 2018 (Paroisse de Gimel-Longirod)

L’ordre du monde est un désordre ; le chaos est normalité. La Parole, la Torah, détruit le désordre, comme la Parole créatrice de Dieu a déjà affronté le tohu-bohu du commencement (Genèse 1,2), « l’état de l’univers avant la création » (TOB), le chaos, le vide primordial :

« … le mot tora … a plusieurs sens. Il viendrait d’une part de la racine yoré, qui signifie ‘tirer à l’arc’. D’autres font dériver tora du mot horaa, ‘enseignement’, qui a donné horé, ‘parent, et, au pluriel, ‘les parents’. Ces mots eux-mêmes viennent de la racine hra, ‘être enceinte’, ‘en état de grossesse’ ». (Marc-Alain Ouaknin ; M.-A. Ouaknin ; Les Dix commandements ; Seuil, Paris 1999, p. 33)

Le vide, pour la foi, est censé être habité par la Parole, une parole créatrice, invité à être matrice et à enfanter ; ainsi la résurrection, un non-événement, le tombeau est vide, après la mort, le chaos de la croix. La parole donne forme au vide, comme loi, afin que le vide soit fécondé, par la parole, et donne vie nouvelle.

« Dans le mot tora, il y a donc allusion à la féminité, à une manière féminine d’exister, à la fécondité féminine de l’être … C’est une renversement des symboles par lesquels nous avons l’habitude de penser … on y attache plutôt des significations masculines de ‘commandement’ et d’’ordre’.

Ce n’est pas le seul renversement … les enfants d’Israël ont reçu la Tora et les commandements dans le désert du Sinaï. Mais la montagne s’appelait aussi Horèv , dont la racine h’ arav signifie ‘destruction’. … Contrairement donc à ce que suggère l’’ordre’ d’un commandement, la Tora ‘renverse’ l’ordre établi, ou, encore, l’ordre qu’impliquent les commandements n’est justement pas l’ordre établi. » (M.-A. Ouaknin p. 33s)

Cette ligne de pensée est fondamentale pour ma conception des miracles, où il s’agit de renverser « l’ordre établi » de guerre, d’exclusion, de jugement, de stigmatisation, d’injustice, d’instrumentalisation, d’anéantissement, de négation et de dépersonnalisation, de tout ce qui est « esclavage » (v. 1).

Voici donc LE texte fondateur (Torah) de la foi judéo-chrétienne, le Décalogue, les dix commandements ou paroles. Il témoigne de l’intervention libératrice de Dieu dans l’histoire des humains, – intervention qui ne peut être que singulière et personnelle, adressée par LA personne, « Moi-même » v. 2, à une personnalité, ici Moïse et son peuple, sinon elle n’est pas « historique » -, et la met en œuvre, « verwirklicht sie », la rend réel et opérationnel pour l’ensemble de l’humanité, en donnant à celle-ci un cadre du vivre ensemble qui lui offre en son ensemble la liberté acquise. Singularité et universalité s’articulent et s’allient, « alliage et alliance », en la finalité ultime qu’est la personnalité de toute personne, initiée par « Dieu », le « Seigneur », ici nom propre YHVH, « ton Dieu », en qui le croyant reconnaît une personne, LA personne, en qui se réunissent l’origine et la fin. Le vivre ensemble est ainsi encadré, les règles du jeu définies et garanties, et le jeu par là rendu possible en toute liberté, aussi longtemps que ses règles sont respectées. Vivre ensemble n’est possible qu’en connaissant les règles, la loi, du vivre ensemble ; il faut connaître les règles d’un jeu pour pouvoir jouer ce jeu.

« Élohîms (Dieu) se révèle par le pronom personnel de la première personne du singulier, Anokhi, que nous traduisons ‘Moi-même’, pour le distinguer de ani, ‘moi’, dont il est la forme emphatique. Ce ‘moi-même’ est employé dans le langage courant par quiconque veut parler de lui-même. Dès sa première rencontre avec Moshè, Élohims se présente à lui en tant que Personne. » (André Chouraqui ; Les Dix Commandements aujourd’hui ; Robert Laffont, Paris 2000, p. 47)

La transcendance intervient dans l’immanence et lui donne les clés de l’articulation et de la cohabitation de transcendance (v. 1-7, les trois premiers commandements), altérité, et d’immanence (v. 13-17, les cinq derniers commandements), mêmeté, et cela dans un respect mutuel. Le philosophe1 parlerait d’ipséité, « Selbstheit », « selfhood », dans laquelle se retrouvent la singularité de tout un chacun, et chacune, exprimée par l’altérité, – chacun, chacune un soi-même, « Selbst », « self » -, et l’universalité de ce que nous sommes tous et toutes, membres d’une même humanité2, l’égalité sans égalitarisme.

« Le premier commandement3 est une proclamation du caractère à la fois personnel et transcendant de l’Être. Transcendant, car Il ne se laisse pas réduire à quelques forces de la nature. Personnel puisque Moi-même. Comme un homme, Il est doué de parole et dit « je ». Il ouvre un dialogue avec l’humanité entière, représentée par ses prophètes. » (A. Chouraqui p. 48)

La structuration des dix commandements, pour la tradition juive et la tradition chrétienne, n’est pas tout à fait la même. Ce qui pour la seconde fait encore partie de « l’introduction », le verset 2, est déjà commandement pour la première. J’opte pour la vision juive, plus fondamentale, me semble-t-il, comme je viens de le développer, mais aussi par le fait qu’elle met en parallèle ce premier commandement avec l’interdit du meurtre du v. 13 : tuer un autre est « tuer » Dieu, renier la personnalité de quelqu’un est porter atteinte à sa vie, « il n’est plus personne », c’est nier Dieu, la vie, ce mystère inscrit dans le Tétragramme, qui est plus que nom, il est « personne » dans une relation « Je » – « Tu », dont parle le Décalogue et qu’il définit aussi en déployant l’espace du vivre ensemble, dans sa verticalité et son horizontalité.

v. 2 « Moi-même, YHVY, ton Dieu. » ; YHVY, le « Tétragramme »

YHVH … Exode 3,14 : « Je suis qui je serai » (TOB), « Je suis (ou je serai) qui je suis (ou je serai) », « Je suis là, avec vous, de la manière que vous verrez », « Ich werde dasein, als der ich dasein werde » (Martin Buber ; Moses ; Lambert Schneider, Heidelberg 1994, p. 172) …

« … ce texte fondamental Ex 3,14) veut rattacher ce nom, par un jeu d’étymologie plausible, à une forme ancienne du verbe être, être agissant : hâwâh » (TOB)

« Certes, le Tétragramme est ‘l’Être’, mais d’abord, mais d’abord c’est un mot de quatre consonnes sans voyelles. Pure image qui ne donne rien à voir, pur silence qui ne donne rien à entendre si ce n’est le silence lui-même, au profond du langage, fondement du langage.

… en se combinant les consonnes écrivent hvh, hyh, yhh, c’est-à-dire le présent (hovéh), le passé (hayah) et le futur (yehéh). Le Tétragramme n’est pas le nom de Dieu, mais l’ouverture au trois dimensions du temps ! L’Être, c’est le temps !

On peut traduire le Tétragramme par ‘être’, ‘avoir été’ et ‘avoir à ‘être’. … C’est ainsi que la dimension d’infini du Tétragramme entre dans l’Histoire. » (M.-A. Ouaknin p. 45s)

C’est programme ; mais « moi-même », ce n’est pas moi-même, c’est un autre ; l’Autre ! « Soi-même comme un autre », disait Paul Ricoeur.

« Je suis l’Éternel, ton Dieu » (Marc-Alain Ouaknin), « C’est moi le Seigneur, ton Dieu. » (TOB).

« On traduit le Tétragramme du premier commandement par ‘l’Éternel’. Le mot ‘éternel’ signifie ‘ce qui est de tout temps’, ni plus ni moins. C’est l’une des choses que l’on peut dire de Dieu. Mais le texte ne dit pas cela, qui est finalement banal. Il dit ‘Moi je [anokhi] YHVH’, et non pas ‘l’Éternel’, comme on le traduit couramment. Nous avons quatre consonnes sans voyelles, ce que la Kabbale appelle le Chém havaya, le ‘Nom qui fonde l’existence’. » (M.-A. Ouaknin p. 55)

Exister est être quelqu’un, sortir de l’anonymat. Faire exister est faire naître, libérer, ici notre contexte, mais c’est aussi ressusciter, faire revivre ce qui n’existait plus ou qui n’existe pas. Être connu et reconnu par le « Nom qui fonde l’existence, qui fait exister » est vivre et revivre, être connu pas son nom propre.

« Die Seele des Dekalogs ist sein ‘Du’ … » (M. Buber p. 177), Toi, dans la relation avec Moi (« Ich und Du »), grâce à Lui, Moi par excellence.

« (Der) erste Teil des Dekalogs (v. 1-7), der das Leben der Gemeinschaft auf du Herrschaft des Herrn stellt4, baut sich in fünf ‘Dusollst nicht’ auf … Sein dritter Teil (v. 13-17) erweist sich, wenn man den Schlussvers au eine ursprüngliche kürzere Fassung zurückführt, ebenfalls aus fünf ‘Du sollst nicht’ zusammengesetzt … Zwischen beiden steht ein Mittelteil … » (M. Buber p.179s) :

Le respect du sabbat (v, 8-11) et le poids que tu accordes à ton père et ta mère (v. 12), les deux seuls commandements formulés positivement, font le lien et articulent5 comme charnière transcendance et immanence. Ils rythment le temps, le premier la semaine en regardant en arrière visant le fondement religieux (v. 1-7), le second la transmission par le passage d’une génération à l’autre, la transmission, visant la perspective éthique (v. 13-17) :

« En hébreu, ‘pierre’ se dit évèn. Mais ce mot oeut être coupé en deux : on aura av et ben, ‘père’ et ‘enfant’. La ‘pierre’ signifie donc le lien généalogique … donner la Tora sur des tables de pierre ,,, veut dire … qu’elle soit transmise éternellement … » (M.-A. Ouaknin p. 36)

Concrètement quatre réalités, « Grundgüter » (Buber) sont à protéger6 :

  • La vie en elle-même ; par sa correspondance avec le premier commandement du v. 2, cela nous renvoie à la résurrection des morts, Matthieu 10,8 « Ressuscitez les morts », qui devient « Rendez aux dépersonnalisés leur personnalité ».

  • L’unicité d’une relation interpersonnelle privilégiée ; le mariage diraient certains (Buber), avec la tradition. Ce n’est pas faux ; mais est-il entièrement vrai ? Et les prêtres ? … et … ?7

  • La propriété

  • L’honneur social

« … so wird die Verletzung dieser vier Grundgüter und Grundrechte der persönlichen Existenz in den einfachsten und prägnantesten Formeln verboten. » ( M. Buber p. 181)

Enfin la convoitise, qui, pour M. Buber n’est plus de l’ordre de l’action, mais de l’attitude, une attitude qui porte atteinte à la cohésion de la communauté (ou de l’humanité quand on vise l’universalité).

Armin Kressmann 2018

2C’est ici que je ne comprends pas la logique de « l’antispecisme » qui, me semble-t-il, – voir Peter Singer et ses « dérives » par rapport à l’infanticide philosophiquement possible -, ramène toute éthique à une éthique « humaine », au lieu de traiter, ou d’essayer de traiter, et de respecter l’animal dans son « animalité ». « L’antispecisme » n’est-il pas la forme ultime du « specisme » ?

3Le verset 2 qui dans la tradition chrétienne fait encore partie de « l’introduction ».

4 « Je suis », « tu ex-iste », les deux tables de la loi.

5Martin Buber

6Martin Buber

7Dans le débat LGTB… m’intrigue le B, bisexuel ; premièrement, dans notre contexte, me manque l’unicité, même comme utopie, de la relation privilégiée symbolisant l’unicité qu’attribue le croyant avec la Torah et l’ensemble de la bible à la relation avec son Dieu ; deuxièmement, mais l’un est lié à l’autre, comment une non-identité peut être identité ?

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