L’utilitarisme cherche à maximiser le bien-être du plus grand nombre ; dans sa version évoluée il dépasse le pur hédonisme (le plaisir comme principe de vie) en tenant compte du principe de réalité (la résistance de la réalité qui provoque des échecs et des souffrances).
« La bonne décision sera celle qui produit le meilleur rapport bénéfice-dommage ».[1]
« Une action est moralement bonne ou mauvaise uniquement en raison des ses conséquences pour le bonheur des individus concernés, ‘chacun comptant pour un, personne pour plus qu’un autre’ (Bentham). »[2]
« L’utilitarisme … pose une valeur suprême, l’augmentation du bien-être et la diminution de la souffrance de tous les êtres capables de ressentir du plaisir ou de la peine. »[3]
Dans notre situation, le patient souffre, c’est indéniable, il a de la peine ; comment rétablir son bien-être (ou diminuer son mal-être ; nous voyons qu’il y a deux leviers possibles dans une telle approche qui se veut « instrumentale » et presque « matérialiste » : dans un langage systémique et cybernétique on parlerait de rétroaction négative en vue d’une diminution de la souffrance ou d’une rétroaction positive pour renforcer le bien-être) ?
La mort, est-elle un état de bien-être et mourir un passage vers ce bien-être ? Philosophiquement, voire religieusement c’est possible. On aurait dû en discuter avec le patient. Du côté du « dommage », de la souffrance, du mal-être, – en tout cas pour le patient, mais peut-être aussi pour les proches -, la mort peut être « délivrance ». Sinon, s’offrent les soins palliatifs. Mais sa peine est d’ordre moral. Etre avec sa famille ! Une prise en charge à la maison à travers des soins à domicile, n’était-ce plus envisageable ? Si non, soyons utilitaristes, le suicide est une option, nous devons la respecter. Mais pourquoi si tard, n’est-ce pas trop tard ? Pourquoi, – si philosophiquement ou religieusement pour lui le suicide est défendable -, n’a-t-il pas passé à l’acte avant, quand il avait encore l’autonomie nécessaire pour le faire ? Sa demande, que cache-t-elle ? Est-ce notre rôle de creuser la question ? « Le plus grand nombre », nous en faisons partie ; mais d’abord l’épouse, la famille. Pour eux, qu’elle est la plus grande peine, de voir leur proche perdre son identité et dans une dépendance de plus en plus grande ou qu’il se suicide ? En tout cas, pour eux aussi, le suicide semble « supportable », « acceptable » devant leur souffrance et celle de leur proche. Alors nous, professionnels, institution : nous voulons respecter l’autonomie du patient, son droit à « l’autodélivrance », mais dans la sphère privée. Economiquement, c’est aussi plus intéressant. Vraiment ? Nous perdrions un « client » ou « usager ». Les soins, n’est-ce pas notre marché ! Quels sont les intérêts qui priment ? Ceux du patient, c’est-à-dire de l’individu, ou ceux du « plus grand nombre » ?
Nous voyons, le calcul bénéfice-dommage est à faire pour chaque situation. Il semble que le résultat dans le cas particulier penche du côté du suicide, comme option privée, pas publique ; sinon, face à la souffrance omniprésente, le « plus grand nombre » fondrait comme la neige au soleil … Et c’est peut-être l’argument contre l’assistance, dans une vision utilitariste : si vous avancez la liberté et l’autodétermination, faites-le quand vous en avez encore les moyens ! Ne comptez pas sur un soutien public. Si assistance dans l’acte lui-même il y en a, c’est du côté privé, ou à la limite, dans une vision « communautariste » peut-être (EXIT ou d’associations semblables), mais toujours privée. Ne cherchez pas à en faire une affaire publique, une « affaire d’Etat » !
La position d’un Peter Singer me semble plus radicale. Dans son livre « Questions d’éthique pratique », le chapitre « Peut-on supprimer la vie de l’embryon et du fœtus », il dit[4] :
« J’ai défendu la thèse que la vie d’un fœtus n’a pas une valeur supérieure à la vie d’un animal non humain parvenu à un degré de rationalité, de conscience de soi, d’éveil, de sensation, etc., similaires ; puisque aucun fœtus n’est une personne, aucun fœtus ne peut revendiquer la vie comme une personne. » et plus loin « Si un droit de vivre doit reposer sur la capacité de vouloir continuer de vivre ou sur la capacité de se considérer soi-même comme un sujet qui perdure dans le temps, un nouveau-né ne peut pas avoir de droit à la vie. Enfin, un nouveau-né n’est pas un être autonome capable de faire des choix ; tuer un nouveau-né ne viole donc pas le principe du respect de l’autonomie. »
De ces deux passages et par analogie je déduis que P. Singer en tant qu’utilitariste « radical » défendrait par respect à l’autonomie le droit au suicide et le droit à l’assistance, voire l’euthanasie active, en tout cas sur demande, à la limite même sans consentement pour quelqu’un qui, selon lui, ne serait plus une personne vu son état de santé et son état mental qui le rendrait « inférieur à l’animal »[5].
Armin Kressmann 2004
« Assistance au suicide 7 : institutions sociales – quelles valeurs mettre en avant ?
L’assistance au suicide 9 : l’éthique de la responsabilité »
[1] H. Doucet, Au pays de la bioéthque, Genève 1996, p. 96
[2] C. Audard, Anthologie historique et critique de l’utilitarisme, Paris 1999, p. 17
[3] C. Audard, p. 18s
[4] Peter Singer, Questions d’éthique pratique, Paris 1997, passage « Avortement et infanticide », p. 166ss
[5] Entre-temps j’ai vérifié mon hypothèse dans le passage sur « L’Euthanasie » de ce même livre. P. Singer y défend la position suivante (traduction allemande, Reclam, Stuttgart 1984) :
« Nichtfreiwillige Euthanasie kann auch im Falle derer in Erwägung gezogen werden, die einmal Personen und fähig waren, zwischen Leben und Tod zu wählen, aber jetzt, durch Unfall oder hohes Alter, diese Fähigkeit für immer verloren haben und die vor dem Verlust dieser Fähigkeit keinerlei Ansichten über Euthanasie unter solchen Umständen geäussert haben.“