L’assistance au suicide et l’éthique de la responsabilité

Fonder la morale sur la nature, refaire le lien entre la rationalité et la nature des choses, décrire la nature de sorte que les fins apparaissent, déduire le « devoir » de « l’être », fonder les prescriptions dans une philosophie de la nature[1] (l’ontologie, la science de l’être) – projet abandonné depuis David Hume -, c’est ce que Hans Jonas a tenté de refaire, afin de trouver des normes qui cadrent et régulent les sciences et la technique, car, devant les pouvoirs et les enjeux de celles-ci, il s’agit désormais de la survie de l’humanité. Dans la technologie moderne, nous ne pouvons plus estimer les conséquences de notre action, nous avons une responsabilité face aux générations à venir. Ce n’est pas parce qu’un risque n’est pas avéré qu’il ne faut pas prendre des mesures pour l’éviter : le principe de précaution est né[2]. Hans Jonas opte radicalement pour la vie, une éthique de responsabilité pour la vie. Ainsi il met en avant une « éthique de responsabilité » face à ceux qui défendent une pure « éthique de conviction », distinction faite depuis Max Weber (« Verantwortungsethik » versus « Gesinnungsethik » [3]). En défendant d’un côté la vie et en se souciant de l’autre côté des conséquences de notre action et par là de l’avenir de l’humanité, H. Jonas est fidèle à l’une et à l’autre, selon la position tenue par M. Weber, qui dit :

« L’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité ne sont pas contradictoires, mais elles se complètent l’une l’autre et constituent ensemble l’homme authentique … »[4].

Comme impératif nouveau adapté au nouveau type de l’agir humain, il dit :

« Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre »[5] ou « Inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton vouloir. »[6]

Par rapport à la problématique qui nous occupe seraient encore à soulever les points suivants :

« Nous avons bien le droit de risquer notre propre vie, mais non celle de l’humanité »[7], « La dignité de l’ipséité personnelle »[8] et  « Seule la crainte de porter atteinte à quelque chose de sacré est à l’abri des calculs de la peur et de la consolation tirée du caractère incertain des conséquences encore lointaines. Mais une religion absente ne saurait décharger l’éthique de sa tâche … ordonner les actions et réguler le pouvoir d’agir. »[9]

Devant le décalage d’une situation particulière et personnelle par rapport à la « survie de l’humanité », on peut légitimement se poser la question de la pertinence de cette vision éthique pour la situation que nous analysons. En ce qui me concerne, je vois plusieurs aspects intéressants, autant au niveau personnel (privé) que collectif (public). D’abord, autant le patient que nous qui l’entourons ne devrions pas seulement prendre en considération le « cas particulier », mais nous poser la question des implications des différents choix possibles pour l’entourage et l’environnement dans son ensemble, aussi pour l’avenir. Par exemple, un suicide n’est jamais une affaire purement privée et personnelle ; il se peut qu’une histoire de famille soit initiée, avec des secrets et des charges qui pourraient peser lourd pour des générations futures[10]. Ou encore, la culture d’EXIT et le droit absolu à l’autodétermination, en l’occurrence « l’autodélivrance », à quoi cela pourrait nous amener dans l’avenir ? Un glissement du droit vers une obligation, ne serait-ce pas possible ? Et qu’est-ce qui se passerait si on attendait un jour des personnes gravement atteintes dans leur santé qu’elles se suppriment ? Et finalement le passage de l’assistance au « coup de pouce », voire la prise en main du suicide de celui qui n’a pas forcément l’ultime conviction de la justesse de son acte « d’autosuppression » ?

A cela, j’ajoute la position ferme que Hans Jonas prend pour défendre la vie (cf. citation plus haut), comme quelque chose de quasi « sacrée », une réalité qui échappe en dernière instance au pouvoir technique, – et l’acte du suicide assisté est fortement technique, en tout cas à sa manipulation sans prise en compte du principe de précaution. De l’autre côté, selon les citations que j’ai données, Hans Jonas par du « droit de risquer sa vie », mais est-ce un droit aussi donné contre la vie ?

Enfin, j’entends sa préoccupation pour la « dignité de la vie », notion importante pour les défenseurs de l’assistance au suicide, voire l’euthanasie, mais qui eux, – et c’est peut-être révélateur -, parlent plus de « dignité de la mort » que de dignité de la vie.

En tout cas, comme déjà mentionné plus haut, je dirais que la position de Hans Jonas n’est pas seulement une éthique de la responsabilité, mais aussi une éthique des valeurs, un objectivisme avec la vie comme valeur suprême.

Nous devons conclure, qu’une éthique de responsabilité parlerait plutôt contre le suicide et encore davantage contre l’assistance au suicide. Cette position est encore renforcée si elle se combine avec une éthique de conviction qui défend comme valeur suprême la vie.

Par là, il est peut-être intéressant de parcourir quelques aspects des éthiques des valeurs.

Armin Kressmann 2004

« L’assistance au suicide 8 : l’utilitarisme

L’assistance au suicide 10 : l’objectivisme »


[1] « … élargir considérablement la conversion de la pensée mentionnée au-delà de la doctrine de l’agir, c’est-à-dire l’éthique, vers la doctrine de l’être, c’est-à-dire la métaphysique, dans laquelle en dernière instance toute éthique doit être fondée. »

Hans Jonas, Le principe responsabilité, Paris 1990, p. 27

[2]« … le savoir prévisionnel reste en deçà du savoir technique qui donne son pouvoir à notre agir, prend lui-même une signification éthique », p. 26

[3] Max Weber, Le savant et le politique, Paris 1959, p. 172

[4] p. 183

[5] Hans Jonas, p. 30

[6] p. 31

[7] p. 31

[8] p. 42, par rapport à « l’ipséité » cf. notamment Paul Ricoeur, « Soi-même comme un autre », Paris 1990

[9] p. 45

[10] cf. par exemple Serge Tisseron, Nos secrets de famille, Paris 1997

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