Spiritualité et spiritualités : spiritualité, religion et philosophie

Spiritualité et spiritualités

Foi, pratique et pensée, – spiritualité, religion et sagesse -, autrefois, jusqu’au milieu du dernier siècle, pour la grande majorité de la population, appartenaient à la même sphère, celle de la vie où le privé et le public, la famille, la communauté locale, l’Eglise et l’Etat, suivaient un même régime, fondé sur les mêmes principes et régi par les mêmes règles. Il n’y avait qu’une sphère globale, par rapport à laquelle les autres sphères ne se définissaient que comme sous-sphères. Depuis, ce système cohérent a éclaté, et l’individu se trouve aujourd’hui dans une multitude de sphères ou de sous-systèmes juxtaposés, en fonction de ses besoins, de ses activités et de son parcours personnel, et cela sur les deux axes, l’espace, comme espace social, et le temps, l’histoire de vie. Ce constat est devenu banal.

Là, où pour notre sujet il y a un intérêt particulier, c’est dans le renversement des rapports de force qui accompagne ce processus.

Autrefois, la religion se trouvait tout en haut du système, dominait les autres dimensions et englobait l’ensemble. Le terme « spiritualité » n’avait de pertinence qu’à l’intérieur du religieux, et cela d’une manière spécifique et quelque peu secondaire.

Pas de spiritualité en dehors de la religion, en tout cas pas pour le « peuple », les gens simples, ceux et celles qui n’étaient pas des « gens d’esprit » et qu’on réduisait, même dans leurs activités que nous qualifierions aujourd’hui de « spirituelles », au charnel, voire au vulgaire (comme le mot le dit d’ailleurs). Au niveau institutionnel, le spirituel, en tant que religieux, était géré par l’Eglise, dans une société où le religieux servait « d’armature à l’organisation sociale » (Hervieu-Léger).

Aujourd’hui, ce n’est plus le religieux qui englobe le spirituel, mais le spirituel le religieux. Ce dernier n’est devenu qu’une des formes d’expression du spirituel. Cette transformation, ce glissement, s’est fait en quelques décennies.

« Dès lors que les sociétés modernes différenciées n’ont plus requis qu’une institution religieuse serve d’armature à l’organisation sociale, le religieux s’est trouvé disséminé à travers l’ensemble des sphères et des institutions spécialisées. » [1]

 

« La laïcité est le résultat d’un processus historique qui a vu les diverses sphères de la société (juridique, politique, scolaire, médicale …) s’émanciper progressivement de toute tutelle religieuse pour se développer de façon autonome » [2]

Les institutions sociales, en très peu de temps, ont été amenées à reprendre à leur compte la question du spirituel, qui, jusqu’il n’y a pas longtemps, a été géré par et avec l’Eglise :

–         Continuer la collaboration avec celle-ci, mais sous une formule renouvelée, notamment « œcuménique », voire interreligieuse ?

–         Prendre sur elles la responsabilité du spirituel, c’est-à-dire devenir elles-mêmes communautés spirituelles, voire religieuses, c’est-à-dire « communautés religieuses » ou « Eglises » ?

–         Ou s’en abstenir totalement, ce qui voudrait dire renvoyer les résidents en matière de spiritualité à eux-mêmes ?

Du fait de la désinstitutionnalisation spirituelle aussi, les institutions sociales ne savent plus « d’office » où mettre et soigner la dimension spirituelle dans l’accompagnement des résidents : toujours à travers le seul religieux ou aussi à travers les autres dimensions de la vie des résidents ? Le spirituel, dans cette dernière et nouvelle constellation, comment le contenir et contrôler ?

Trancher pour l’une ou pour l’autre vision a des conséquences considérables sur la posture professionnelle des accompagnants et leur attitude face aux résidents :

–         Dans le premier cas, – prolongement du modèle traditionnel sans y adhérer au fond -, ils peuvent laisser la responsabilité à quelques spécialistes, aumôniers, animateurs spirituels ou ecclésiastiques, qui s’en occupent lors de manifestations à part, voire « l’externaliser » et déléguer aux résidents eux-mêmes, là où ceux-ci peuvent s’associer à des communautés religieuses extérieures.[3]

–         Dans le deuxième cas, – en meilleure adéquation avec le monde tel qu’il est aujourd’hui, mais beaucoup plus exigent et délicat -, ils sont sollicités à discerner dans chaque dimension de la vie la composante spirituelle, et sans confondre celle-ci avec le religieux : de l’alimentation aux soins, du travail aux loisirs, de l’architecture à l’organisation, aux structures de gestion et jusqu’aux finances. Ensuite il s’agit de développer et d’avoir une culture personnelle et institutionnelle qui respecte les différentes dimensions, – en gros physique, psychique, sociale et spirituelle -, sans les confondre dans la pratique, même là où elles se confondent, par exemple dans un repas ou lors d’une fête.

Le spirituel, où est-il alors, aujourd’hui ?

Ou bien Brecht ou Maslow, ou bien Froehlich ou Rawls ? « Zuerst das Fressen, dann die Moral » ou « Das Fressen und die Moral » ?

C’est-à-dire, le spirituel, se trouve-t-il ou bien tout en haut d’une hiérarchie (« pyramide de Maslow »), au-delà des autres, notamment de la réalisation de soi, ou bien est-ce une des composantes qui constituent ce qui fait l’être humain dans sa globalité (Andreas Fröhlich), ou bien est-ce une dimension faisant partie de toutes les autres, dans une interpénétration mutuelle ; « corps et âme », « Parole et sacrement », « Loi et Evangile », « physique et métaphysique » ? Donc quelle est la qualité du « et », est-il plutôt « ou » ou plutôt « et … et » : séparateur, juxtaposition, amalgame ou fusionnel ? Une sphère ou plusieurs sphères, hiérarchie des sphères ou interpénétration des sphères ? Les vastes discussions parfois interminables sur l’interdisciplinarité, la transversalité ou la multidisciplinarité dans les institutions sociales sont une expression matérielle de ces questions. En est une autre le débat sur une prise en charge « familiale » ou « professionnelle », « libérale » ou « communautarienne », institutions de « droit privé » ou de « droit public », « initiatives privées » ou « étatisation des institutions sociales»  ?  Je me demande même si des préoccupations comme la « médicalisation » ou la « psychiatrisation » des institutions sociales ne sont pas plus des questions spirituelles, et par là idéologiques[4], que véritablement matérielles.

Et c’est ainsi que nous arrivons à une des questions du mandat tel qu’il a été posé :

 

« … analyser les liens pouvant exister entre les orientations thérapeutiques des institutions et la question des formes de spiritualité demandées ou offertes au sein des institutions ».

N’est-ce pas une question idéologique, dans le sens où les uns, très attentifs à la séparation des sphères[5], opteraient rigoureusement pour des thérapies « classiques et scientifiques », confiant notamment la santé essentiellement aux médecins « traditionnels », les autres, attachés à une « prise en charge globale », défendraient aussi des thérapies « alternatives » et seraient enclins de miser sur des « effets thérapeutiques » de méthodes appartenant à d’autres sphères que de la seule santé ou du médical.

Sans vouloir trancher, je rends seulement attentif à trois réalités qui devraient nous faire réfléchir et nous empêcher de trop vite nous positionner pour l’un ou l’autre camp  :

–         La séparation des sphères, donc la différenciation, est aussi une question du développement individuel, physique, psychique et spirituel. Plus profond est le handicap, plus basiques ou basales, donc plus globaux, doivent probablement être l’accompagnement et les soins.

–         Que les effets d’une méthode « classique », médicale ou autre, connue et établie pour des personnes « normales », ne sont pas forcément les mêmes pour des personnes souffrant d’un handicap.

–         Ces deux premiers constats mettant plutôt en garde la médecine « classique » ou « conventionnelle », le troisième serait à sa défense : l’espérance de vie des personnes en situation de handicap qui, d’une manière importante, a augmenté, grâce aussi et surtout à la médecine « moderne ».

Foi et croyances, déjà très sollicitées dans le débat général sur les médecines « classique ou alternatives », sont alors encore beaucoup plus impliquées dans l’univers du handicap, et le spirituel, – comme question toujours, mais parfois aussi comme réponse potentielle -, devrait avoir sa place dans le travail en institution sociale.

Foi et croyances, ce qui est juste et ce qui est bien, mais aussi ce qui est beau et qui fait du bien, le spirituel, ce qui est et ce qui a de l’esprit, appartient à plusieurs sphères, comme fondement, comme essence ou/et comme perspective :

–         la religion[6] : croire

–         la philosophie[7] : penser

–         la science[8] : savoir et expliquer

–         l’éthique ou la morale[9] : agir

–         et l’art[10] : fabriquer

Alors, du spirituel partout, comme autrefois le religieux ?

Armin Kressmann, Rapport « La spiritualité et les institutions », CEDIS 2008


[1] Danièle Hervieu-Léger ; La religion pour mémoire ; Cerf, Paris 1993, p. 52

[2] Jean-Paul Willaime ; Laïcité ; in : Encyclopédie du protestantisme ; Cerf / Labor et Fides, Genève 1995, p. 843

[3] Il est bien possible que les institutions qui revendiquent le plus fortement la laïcité choisissent cette approche, qui, de fait, est plus religieuse.

[4] Voire même « religieuses » : quel est ton dieu ? quelle est ta vérité (absolue) ?

[5] Position qui peut avoir un arrière-fond ou bien libéral ou bien conservateur, comme l’observe Oliver O’Donavan, cf. chapitre 12

[6] Hans Urs  von Balthasar ; L’Évangile comme norme et critique de toute spiritualité dans l’Église ; Concilium 1965, no. 9, p. 11-24

Paul Tillich ; La dimension oubliée ; Desclée de Brouwer, 1969

[7] Nayla Farouki ; La foi et la raison ; Flammarion, 1996

André Comte-Sponville ; L’esprit de l’athéisme ; Introduction à une spiritualité sans Dieu ; Albin Michel, Paris 2006

[8] Hans-Peter Dürr et Walther Zimmerli (éd.) ; Geist und Natur, Über den Widerspruch zwischen naturwissenschaftlicher Erkenntnis und philosophischer Welterfahrung ; Scherz, Bern 1989

Samuel Leutwyler et Markus Nägeli (éd.) ; Spiritualität und Wissenschaft ; vdf Hochschulverlag, Zürich 2005

[9] Alasdair MacIntyre ; Der Verlust der Tugend, Zur moralischen Krise der Gegenwart ; Campus, Frankfurt 2006 ; angl. After Virtue, A Study in Moral Theory; University of Notre Dame Press 1981

[10] Vassili Kandinsky ; Du spirituel dans l’art, Et dans la peinture en particulier ; Gallimard 1988

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