(avec la TOB, Traduction Œcuménique de la Bible, Cerf, Paris 2012 ; André Chouraqui, Loucas, Evangile selon Luc, JClattès, 1993 ; François Bovon, L’évangile selon saint Luc, Commentaire du Nouveau Testament IIIa, Labor et Fides, Genève 1991)
Tentations : très vite, à la première lecture déjà, on se rend compte qu’il « ne s’agit pas de chocolats », mais de quelque chose de plus profond, d’une épreuve, d’un test de la personne et de sa qualité en soi. Ici le diable, celui qui divise, – même figure que le Satan de Job, l’accusateur qui pousse l’homme dans les derniers recoins de son être pour savoir ce qu’il est, pour l‘éprouver et prouver qu’il est seulement un humain -, tente de tenter le Christ, l’envoyé de Dieu, Dieu humain, celui dont il est dit juste avant la tentation :
« Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré. » (Luc 3,23).
Dieu lui-même est tenté, testé, tenté de se renier lui-même, de succomber à sa toute-puissance. Je m’explique : Dieu est tenté d’en user non pas pour le bien d’un autre, mais d’être réconforté dans sa gloire et dans sa toute-puissance. Mais la gloire et la toute-puissance du Dieu chrétien ne succombe pas à la tentation, elle dépasse la toute-puissance, la transcende et la sublime. La « puissance de l’Esprit » (v. 14), – après avoir traversé pendant quarante jours, une éternité, celle du salut, le désert de la tentation, du vide qui appelle à être comblé par ce qui est vain -, « revient en Galilée », là où le ressuscité nous précède finalement, notre quotidien, celui dont Dieu, en Jésus, fait aussi le sien. La toute-puissance du Dieu chrétien renonce au fondamentalisme qui renvoie tout à lui-même, et nous invite par là, comme Jésus le fait, en tant qu’homme, de renvoyer tout à l’autre, en l’occurrence à Dieu, au Père, au « Seigneur notre Dieu » (v. 8 et 12). Le pain (v. 3.4), le pouvoir (v. 5-8) et la foi (v. 9-12) n’ont pas de sens en soi. Ce ne sont que des moyens qui renvoient à l’autre, sensés par une réalité qui les dépasse ; il sont au service de … Ils n’ont pas de finalité en soi, ce ne sont que des signifiants qui désigne le sens.
Le philosophe nous rejoint dans la tentation de faire du monde, – dont l’argent est la réalité mondaine ultime, institution par excellence -, le sens de notre vie :
« Que sais-je de Dieu et du but de la vie ?
Je sais que le monde existe.
Que je m’y trouve comme mon œil dans mon champ visuel.
Qu’il y a quelque chose de problématique, ce que nous appelons son sens.
Que ce sens ne réside pas en lui, mais en dehors de lui.
Que la vie est le monde.
Que ma volonté est bonne ou mauvaise.
Donc que le bien et le mal ont quelque chose à voir avec le sens du monde.
Le sens de la vie, c’est-à-dire le sens du monde, nous pouvons l’appeler Dieu.
Et y relier la comparaison de Dieu à un père.
Prier, c’est penser au sens de la vie.
Je ne puis plier les événements du monde à ma volonté : je suis totalement impuissant.
Je puis seulement me rendre indépendant du monde – et donc, dans un certain sens, le maîtriser – en renonçant à toute influence sur ces événements. »
Ludwig Wittgenstein ; Journal 11.6.1916 ; Ray Monk ; Wittgenstein ; Flammarion 2009, p. 148
L’autre, Dieu, ne s’instrumentalise pas. Kant, avec son impératif catégorique, l’a aussi redécouvert :
« Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. »
L’autre ne s’instrumentalise pas, même quand nous l’instrumentalisons : « Dafür steht Gott. ». Vivre sans Dieu, comme s’il existait. Mais son existence n’est pas une nécessité ; au contraire, c’est déjà une instrumentalisation. Qu’il soit, ça suffit. Et le prier ; sans le tenter (v. 12), le « mettre à l’épreuve », comme dit la TOB (v. 2 et 12). Exister est éprouver et être éprouvé. C’est humain ; notre Dieu l’est aussi, humain dans le sens le plus noble du terme, sans succomber à la tentation, de se prendre, dans son humanité, pour Dieu.
Armin Kressmann 2016