(avec La TOB, Traduction Œcuménique de la Bible ; Cerf 2012 ; André Chourqui, Iohanân, Evangile selon Jean ; JClattès, 1993 ; Xavier Léon-Dufour, Lecture de l’Évangile selon jean, Seuil, Paris 1988, Tome I)
« Le récit précédent culminait sur l’annonce d’une prochaine manifestation du Fils de l’homme en qui ciel et terre se rencontrent. » (Léon-Dufour, p. 204) :
« En vérité, en vérité, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l’homme. »1 (Jean 1,51)
« Dans sa séquence, le texte présente les principales caractéristiques de ce que les critiques appellent ‘récit de miracle’ : situation (v. 1-2), demande d’intervention (v. 3-5), intervention (v. 6-8), constat du prodige (v. 9-10), finale admirative (v. 11). » (Léon-Dufour, p. 208)
« Un récit symbolique : dans sa totalité il manifeste, il rend présente autre chose que ce qu’il dit immédiatement et qui lui sert d’expression. » (Léon-Dufaour, p. 216)
v. 1
« le troisième jour »
« Trois jours après le promesse faite à Nathanël, et, dès lors, sept jours après le scène de Béthanie (le témoignage de de Jean 1,28) : l’évangile s’ouvre donc, comme la Genèse, par une semaine qui aboutit, le septième jour, à la première manifestation de la gloire de Jésus (2,11). » (TOB)
Cana, la localité dont Nathanël est originaire (21,2).
« la mère de Jésus était là »
Comme au pied de la croix 19,25), la mère de Jésus est là. « Être là » est l’ultime exigence éthique, aussi la plus fondamentale, celle qui sur laquelle se fonde toute relation et action, et celle qui reste quand on ne sait pas ou plus quoi faire, quand il n’y a plus rien à faire : se remettre à l’autre et permettre à l’autre de se remettre à soi, son autre à lui. « Être là » est un nom de Dieu (Exode 3,14).
« On remarquera que dans les deux cas (ici, v. 4, et en 19,25, AK) il ne la nomme pas par son nom, Miriâm. » (Chouraqui)
Aussi, dans les deux passages (ici et en 19,26), Jésus l’appelle juste « femme ». C’est LA femme, à la féminité de l’humain qu’il s’adresse, celle qui reste quand l’actionnisme masculin échoue. Il s’agit de passivité (« Gelassenheit » ; cf. Merleau-Ponty) croyante.
v. 4 « Que me veux-tu, femme ? »
« ‘Qu’en est-il pour moi et pour toi ?’ : Locution littéralement traduite de l’hébreu … signifiant, avec nuances multiples : ‘Qu’avons-nous en commun ?’ » (Chouraqui)
« Qu’y a-t-il pour moi et pour toi ? » (TOB) … « Dans certaines contextes cela peut signifier : de quoi te mêles-tu ? … L’expression … marque une certaine différence de plan entre les interlocuteurs. Effectivement l’action de Jésus va se situer à un niveau qui dépasse de beaucoup celui que Marie devait normalement envisager. » (TOB)
Pourquoi ? Et si c’était le contraire : si Marie, connaissant son fils, touchait à quelque chose de plus élémentaire que Jésus pensait au premier abord être le cas chez elle ?
Donc la question que Jésus pose ne serait pas à prendre comme une remise en place, mais comme interrogation générale, universelle, posée à tout le monde :
« Qu’avons-nous en commun ? » serait ainsi la base sur laquelle tout se vit, même et surtout les différences et les conflits. Ce serait cet « être là » quand on ne sait pas tout suite ce qui nous est commun et pas encore ou plus quoi faire ; Marie, en interpellant son fils, le toucherait donc. En conséquence, Jésus, « le salut », ne pourra plus faire autrement qu’y répondre, par sa présence même, être lui-même présent, entièrement présent (sans être absorbé par une autre préoccupation2), ce qui serait déjà en soi transformation de la réalité (« changement » d’eau en vin), une autre et nouvelle vision de la réalité, qui elle, en tant que telle et physiquement, n’aurait pas besoin d’être changée d’une manière supranaturelle. Ce serait une réaffirmation que le salut est inscrit dans la création ; tout serait une question du point de vue, donc de la vision et de la perception de la réalité. Ainsi, le changement serait conséquence, théologie de la grâce, et non pas condition de la foi, théologie des œuvres. Ce serait même valable pour Jésus, valable pour Dieu lui-même. Ce ne serait pas parce que Dieu est bon que nous y croyions, ce serait parce que nous y « croyons », avons confiance, comptons sur lui, que sa bonté n’aurait pas d’autre choix que de se manifester (cf. la « guérison » de l’aveugle né, Jean 9). La conséquence en serait que toute heure serait la bonne, même si « le salut » « résiste » : « mon heure n’est pas encore venue ». L’heure du salut, c’est maintenant (« puisez maintenant », v. 8). Nous aurions le droit de le rappeler à Dieu :
« Sois celui que tu es, Seigneur ! Pour que nous devenions nous ce que nous sommes … »3
v. 5 « Quoi qu’il vous dise, faites-le. »
C’est une exhortation redoutable, pour nous qui voulons être simples serviteurs. C’est d’ailleurs à eux, et non pas aux disciples, que Marie s’adresse, donc de « féminité à féminité », notre féminité à nous qui est « passivité » (cf. plus haut), passivité active, action qui ne veut pas avoir raison, suivance non pas bête et stupide, mais confiante que le « manque » (tombeau vide!) peut être comblé, et cela avec de l’eau, l’élémentaire. Celui-ci, en situation de manque, devient grâce, vin.
En présence de Dieu, tout eau est vin.
Par là, l’eau suffit-elle ? Couvrir les besoins fondamentaux, est-ce suffisant ?
En posant cette question, nous retombons dans la logique supranaturaliste qui veut changer « physiquement » l’eau en vin, ici face à la question, le vin en eau. La grâce, ou le surplus, il faut les goûter, cela fait partie des droits fondamentaux, la bonté, au-delà du dû, en fait partie. Tout dépend de la foi : parfois l’eau est eau et le vin vin, parfois le vin que de l’eau et parfois l’eau du vin.
v. 8
« Jean ne nous dit pas comment Iéshoua’ s’y est pris pour changer l’eau en vin. Son style est constamment fait de clairs-obscurs : il laisse les événements dégager eux-mêmes leur sens. » (Chouraqui)
« Clairs-obscurs », c’est dans ce « flou » que notre perception du « signe » trouve sa place, pour les uns « transformation réelle », pour les autres, comme pour moi, miracle plus fondamental, dans le sens qu’il nous implique au niveau de nos actions, de nos capacités d’accomplir des miracles :
« En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi fera lui aussi les œuvres que je fais ; il en fera même de plus grandes … » (Jean 14,12)
v. 9
« Le prodige est constaté, mais indirectement, sans que référence soit fait à son auteur. » (Léon-Dufour, p.218)
v. 11 « le commencement des signes »
« archè », « entête » (Chouraqui), « prototype des signes » (Léon-Dufour, p. 211) autant début que principe et fondement, « genèse » … ,le « en archè » du début (Jean 1,1 et Genèse 1,1) : le principe, le commencement du début est une fête et, par la suite, toutes les œuvres se lisent en fonction de ce signe, de cette fête, fête d’alliance qui fait que l’eau est du vin, – « Goûtez combien le Seigneur est bon » -, et que ciel et terre se rejoignent.
« signe » … « vise autre chose que lui-même, il est considéré moins en soi que dans sa relation avec les témoins : le geste accompli les invite à en déduire une conséquence, par-delà le signifiant. » (Léon-Dufour, p. 209)
« L’accomplissement du miracle laisse les exégètes perplexes, étant donné la réplique opposée d’abord à Miriâm par Iéshoua’. Allégoristes et symbolistes insistent sur la signification spirituelle de cette eau changée en vin, qui annonce l’eucharistie. » (Chouraqui)
« Comment peut-on dire que le signe de Cana englobe tous les signes à venir ? On remarque d’abord que le miracle raconté est un ‘miracle-don’ : à la différence des autres catégories de récits miracle (guérison, sauvetage, légitimation, exorcisme) qui visent à exprimer un aspect du salut, le miracle don symbolise la gratuité et la surabondance de la vie que Dieu communique à l’homme, sans même que soit requise une foi préalable ; il dit l’initiative de Dieu dans la rencontre de son peuple. » (Léon-Dufour, p. 213)
En résumé : pour moi, ce « signe » signifie que « toute eau », – notre quotidien tel qu’il est, en présence du Christ, de celui qui signifie que Dieu « est là » (Exode 3,14) et qui « incarne le salut » -, est « vin » et que ce qui s’y vit est « fête d’alliance », « noces » et « genèse ». Il signifie aussi que nous avons le droit, en tant qu’Église, « peuple de Dieu » – « Miriâm », de rappeler à Dieu d’être présent et que cette présence même manifeste sa bonté, le « vin », que nous, en tant que « serviteurs », devons apporter au monde, les convives du festin. Ce qui m’intrigue encore, c’est le non-rôle des disciples, purs spectateurs des événements, « invités » au festin. La réalisation du « miracle » se passe donc hors Église ?
« Et cette fête d’un jour est fête de toujours. » (Léon-Dufour, p. 245)
Armin Kressmann 2016
1« En fonction de la présence de Jésus sur la terre, les cieux sont ouverts (Es 63,19 ; Mc 1,10 ; Lc 2,9-13) et la communication avec Dieu, qu’annonçait le rêve de Jacob, devient réalité permanent pour les croyants. » (TOB)
2Un message sur son smartphone …
3J’y retrouve les attitudes, différentes en soi, d’Abraham et de Job.