L’Église vaudoise, l’EERV – Église évangélique réformée du canton de Vaud, est en crise … Tant mieux ; ce n’est que dans la crise que l’Église peut être Église, communauté de recherche de ce qui la dépasse et que nous appelons règne ou royaume de Dieu. Si seulement il n’y avait pas qui en souffrent personnellement, si seulement, au lieu de se faire mal les uns aux autres, – autorités, ministres, paroissiens, lieux d’Église, communautés locales, ministères spécialisés, etc. etc. -, il y avait bienveillance mutuelle. Il se pourrait que nous soyons tous et toutes affectés, blessés et finalement repliés sur nous-mêmes, ayant perdu de vue le sens et la destiné de ce qui de nous fait Église, la croix et l’au-delà de la croix. Ce qui fait mal, ce n’est pas la crise de l’Église, mais ce que celle-ci provoque de mal-êtres humains.
Dans notre tradition, très schématiquement, il y a deux voies pour affronter la crise, complémentaires quand tout va bien, opposées quand ça va mal : la Loi et l’Évangile ; la philosophie parlerait de justice et de reconnaissance, de droit et d’empathie ou d’approche libérale et d’approche communautarienne, de deux réalités qui en soi n’ont rien de négatif. Sommes-nous institution, donc fondée sur la loi positive, ou communauté, fondée sur l’amour et la solidarité ? Évidemment, et l’une et l’autre, dans les limites de l’une et de l’autre ; comment les rendre complémentaires et ne pas invoquer l’une ou l’autre à bien plaire, comme cela nous arrange, mais avec raison et à la bonne place ? Loi et Évangile, jugement et grâce, Parole et sacrement, colère et pardon, foi confession et foi pratique, culte dominical et vie quotidienne, appel, vocation, rassemblement et envoi (« Sendung »), usages de la loi, amitié, amour, – « philia, éros, agapè » -, c’est compliqué, dirions-nous aujourd’hui ; cependant les tensions ne sont pas nouvelles, la bible en est déjà traversée.
Seulement, il y en a qui sont affectés, dans leur corps, dans leur chaire, dans leur âme, dans leur esprit et dans leur vie et c’est ça qui fait mal. Et pire encore, rarement il y a une fois pour toutes d’un côté les victimes et de l’autre les coupables. La présence du Christ, – la croix et la résurrection, vie nouvelle, pour celui qui voit, pour celui qui croit -, est une réalité qui change de lieux, de catégories et de formes ; sa « Gestalt » se transforme et se transfigure.
Changeons donc de niveau dans le jeu qui est le nôtre, celui du vivre ensemble en Église et mettons les choses à la bonne place :
Quand il s’agit de loi et de droit nous sommes dans une logique de justice, et cette dernière est aveugle ; elle ne connaît pas de pitié. C’est le rôle de l’institution ; c’est mon Église, – d’ailleurs plutôt une « organisation » qui, sociologiquement, fonctionne selon les règles de « l’institution Église (chrétienne … protestante … réformée) » -, comme employeur face auquel je suis employé ; j’ai mon rôle à moi, mon champ de compétences dans lequel je remplis une fonction. Avec mes compétences et dans les limites qui sont les miennes j’essaie de remplir mon cahier des charges et de répondre aux exigences qui me sont adressées, tout en défendant mes droits à moi. Quand ceux-ci me semble atteints, je m’organise en association « syndicale » dans l’espoir que celle-ci me défend quand moi je me sens impuissant face au pouvoir et aux moyens dont disposent les autorités, mon employeur. L’institution l’a voulu ainsi, le synode l’a posé, institué ainsi, que cela me plaise ou me déplaise. C’est positif, dans le sens philosophique et juridique du terme, ni moral, ni amoral. A la limite je prends un avocat et je vais jusqu’au tribunal si je le considère nécessaire, contre cela, en régime institution, il n’y a rien à dire, ce n’est pas négatif, c’est comme ça en régime de droit, c’est voulu, c’est prévu, d’autant plus que je sais que les autorités ont leurs conseillers juridiques, leurs avocats, et qu’elles, contraire à moi, ne les paient pas personnellement. Cela ne leur coûte rien.
Rien ? Ce sont aussi des humains comme moi, et même des collègues. Et quand on va jusqu’au bout avec les lois, les règles et les procédures, quand on est droit, rien d’autre que droit, la loi l’emporte et nous pousse aux limites les uns et les autres. C’est la force de la loi. Elle est impitoyable, elle révèle la faute, des uns et des autres, même le « péché », alors faute et condamnation même là où il n’y a pas eu de faute. Nous appelons ce phénomène le premier usage de la loi, celui qui montre qu’on peut être coupable sans avoir commis de faute. Quand dilemme il y a, une chose est mauvaise, mais son contraire l’est aussi, pire encore, même l’omission, le fait de ne rien dire ou de ne rien faire l’est. Et trancher, quand ce n’est pas un acte créateur, fait toujours mal. Dieu seul est juste, dit le croyant, et l’autre porte sa faute tout seul, sans par-don.
Le croyant ? Il vit en communauté de foi, foi que l’amour est plus grand que la loi. Il voit que l’amour rend impuissant la loi. Mais cela coûte aussi, plus même que le passage par la loi. En plus c’est compliqué, parce que l’amour doit aussi être juste. Et cet amour-là n’a rien d’affectif : il s’agit de l’amour inconditionnel, de l’amour de l’ennemi, du pardon et de la grâce, du don qui transcende la loi, de ce que nous appelons l’Évangile. Dieu seul est juste, Dieu seul est amour, parce que cette justice-là, cet amour-là, en prenant l’argument de l’autre bout, sont inaccessibles aux humains, en tant que tels, parce que l’humain, quand il veut être juste, ne peut faire qu’avec la loi, une Église institution, qui, en dernière instance, peut aussi s’appeler république, république devenue religion. Et on retombe sur la loi et les limites de la loi. Donc opter pour Dieu, avant même d’y croire, est juste reconnaître cela ; sinon il faut vivre avec sa faute et ne pas s’en plaindre. En régime purement républicain, le juge rend justice, même quand son jugement est injuste. Et la raison d’État est invoquée quand l’État a tort et agit de manière injuste. Cela fait partie de ce que nous appelons le deuxième usage de la loi, l’application de règles juste pour maintenir de l’ordre et le « bon » déroulement des affaires.
L’Église vaudoise, en situation de crise, a mal, parce qu’elle, – et avec elle ses autorités -, veut être juste, juste juste. Mais la justice ne suffit pas. Conseil synodal, ressources humaines, synode, conseils régionaux, de paroisse ou communautaires, quoi faire quand on dirige une institution, quand on est employeur, juste employeur ?
Mobiliser les employés pour qu’ils cherchent ensemble et le structure ce qui les guide dans leurs emplois, dans leur rôles et leurs fonctions. Quels sont nos devoirs professionnels, donc les devoirs et du métier et de la vocation ? Quels sont les mécanismes d’autorégulation, en communauté professionnelle, pour que les « autorités » ne se retrouvent pas en une situation où elles doivent définir ce qui ne leur appartient pas, l’art du métier, la « bonne pratique » comme on dit aujourd’hui, dire aux « employés » pas seulement ce qu’ils doivent ou ne doivent pas faire, mais comment ils doivent le faire. Qu’est-ce qui fait « autorité » dans notre travail, de pasteur et/ou de diacre ? Savons-nous encore, les uns et les autres, ce qu’est le métier de pasteur protestant réformé, ou de diacre ? Savons-nous encore, les uns des autres, comment nous comprenons l’exercice de notre ministère ? Savons-nous traduire les promesses de consécration en une pratique « sur le terrain » ? Sommes-nous corps, c’est-à-dire ensemble qui porte ceux et celles qui sont en une situation de fragilité, mais qui sait aussi, sans passer par les autorités ecclésiales « politiques », poser des limites à un/e collègue qui trahit les devoirs professionnels ?
La théologie pratique, à l’université, telle que j’en aurais besoin, dans ma pratique, n’existe plus. L’association professionnelle, la ministérielle, se trouve, malgré elle je pense, en situation syndicale. Et Jésus Christ, comme confession de foi proclamée, « fides quae », ne suffit pas ou plus. Nous ne savons plus traduire notre « profession ou confession de la foi » en une pratique, une foi qui sait comment faire, donc une éthique, une morale ou une déontologie, une « fides qua » professionnelle (ce qui est d’ailleurs une pléonasme).
Nous « devons » (« déon » – déontologie) donc, les « professionnels », nous (re)mettre en communauté de recherche, afin que nous (re)devenions pasteurs et diacres, – ce sont par ailleurs deux professions différentes -, les uns des autres et finalement du tout-autre, « ministres du saint Évangile ».
« Ministère », c’est « mini »1, tout petit …
Ce sont d’autres qui ont un « magistère »2 ou qui sont des « magistrats » !
Armin Kressmann 2015
1 Du latin « minus », mince, minime
2 Du latin « magis », plus
« Une famille qui se tait est une famille qui ment » : proverbe burundais. Que la bénédiction soit sur ceux qui osent parler et poser les bonnes questions.