Comment être juste en Église ? avec Axel Honneth – « Dieu propose, l’homme dispose »

Pour une fois, ne partons pas de la bible, mais de la philosophie, avec Axel Honneth et sa théorie de la reconnaissance qu’il tente, dans ces derniers travaux, d’articuler avec les théories de la justice (cf. Rawls p.ex.). Ces dernières, il les soumet à la critique1 :

« Une conception individualiste de l’autonomie personnelle s’insinue dans les théories modernes de la justice, suggérant que l’instauration des rapports sociaux justes doit avant tout permettre à tous les sujets d’accéder à une forme d’autodétermination qui les rendra aussi indépendants que possible de leurs partenaires d’interaction. La conséquence la plus importante de cette approche unilatérale est l’apparition d’un schéma de pensée qu’on peut décrire comme un ‘paradigme de distribution’ : toute dépendance vis-à-vis d’autrui étant perçue comme un danger pour la liberté individuelle, celle-ci ne peut être garantie que si chacun dispose de moyens assez communément estimés pour pouvoir mettre en œuvre ses projets de vie. La tâche matérielle des la justice consistera donc à distribuer ces ‘biens’ d’une manière qui permette pareillement à tous les membres de la société de poursuivre leurs préférences personnelles. À l’issue du processus décrit, la justice se trouve assimilée à la ‘justice de distribution’, sans qu’on se demande encore si la liberté individuelle se laisse effectivement appréhender, dans sa nature essentielle, sur le modèle de l’usage ou de la jouissance de biens. »

« La question de l’ordre social juste ne peut se poser dans ces théories qu’en terme de juste distribution des biens fondamentaux. » (p. 300)

« Les biens ne peuvent être conçus comme des moyens adéquats de réaliser la liberté individuelle que si l’on présuppose l »autonomie’ de la personne concernée. … aucune liste de biens fondamentaux (cf. Martha Nussbaum, p.x. ; AK), si étendue et si mûrement considérée soit-elle, ne peut rien nous apprendre sur ce que signifierait l’accession des sujets à des conditions d‘autonomie personnelle : ce qui importe réellement se situerait toujours en deçà du seuil de ce qui trouverait place sur une telle liste. Le terme d »autonomie’ désigne pour nous, au moins depuis Kant, … un certain mode de relation à soi qui permet de se fier à ses propres besoins, de rester fidèle à ses propres convictions, d’estimer ses propres capacités. De telles formes de respect de soi peuvent être exprimées et illustrées par la possession de certains biens, mais ne s’acquièrent ni ne s’entretiennent par ces moyens. Nous parvenons à l’autonomie par des voies intersubjectives, en apprenant, grâce à la reconnaissance que nous témoignent d’autres personnes, à nous considérer comme des êtres dont les besoins, les convictions et les aptitudes valent d’être réalisés : nous ne nous comprenons cependant nous-mêmes en ce sens que lorsque nous accordons un statut identique aux personnes qui nous reconnaissent, parce que nous devons pouvoir retrouver notre propre valeur, comme dans un miroir, dans leur comportement vis-à-vis de nous. Pour naître et prospérer, l’autonomie individuelle a donc besoin de la reconnaissance réciproque entre sujets ; nous ne l’acquérons pas seuls, mais seulement dans la relation avec d’autres personnes, qui sont prêtes à nous accorder leur respect à la mesure que nous les respectons de notre côté. » (p. 301)

« Ce qui nous permet d’acquérir une telle autonomie est taillé dans un autre matériau qu’un bien distribuable : il s’agit de relations vivantes de reconnaissance mutuelle, qui sont ‘justes’ dans la mesure où nous apprenons par elles d’estimer nos besoins, nos convictions et nos aptitudes. » (p. 302)

Et c’est là, pour moi, qu’intervient une vision d’Église. Celle-ci prend la place là où A. Honneth, dans sa philosophie politique, met l’État, donc celle du garant de « distribution ». Elle « dispose », c’est même sa raison d’être, de ce « matériau divisible » que conteste Honneth à l’État : les ressources relationnelles, en principe en quantité infinie, et cela « gratuitement ». En théologie nous parlons d’Esprit, ce qui relie et nourrit mutuellement, ce qui est « entre », « das Zwischen » (Martin Buber), le tiers dans toute relation qui ne veut pas se suffire à elle-même.

La procédure de distribution, le « procéduralisme » des théories de la justice, est foncièrement enracinée dans et définie par le double commandement d’amour, celui-ci, justement, à prendre comme procédural et non pas émotionnellement ou sentimentalement :

« Tu feras tout pour reconnaître, estimer, comprendre celui qui t’est fondamentalement étranger, celui en qui tu ne te reconnais pas, mais pas du tout ; tu le feras avec toute ta pensée, toute ton énergie, toute ton âme, toute ta personne. Et celui en qui tu penses te reconnaître, tu le reconnaîtras juste comme toi-même, ni plus, ni moins. »

Ainsi, en principe, l’Église « dispose » des trois éléments nécessaires à une théorie de la justice que souhaite réaliser Axel Honneth :

  • Le matériau : les relations, dans et par l’Esprit (l’Église comme communauté)

  • Le procédure de distribution de ce matériau : le commandement d’amour

  • Le lieu de distribution : l’institution Église, ou l’Église comme institution

« Dieu propose, l’homme dispose » (!), il faut seulement y croire.

Et c’est là où les choses peinent, au niveau de la reconnaissance d’autrui, en dernière instance de celui qui est tout-autre, lui, cela fait partie du postulat d’Église, qui nous a « reconnus » en Jésus Christ et nous reconnaît toujours en l’Esprit Saint.

Il faut y croire pour disposer de sa liberté.

A poursuivre et approfondir …

Armin Kressmann 2015

1 Axel Honnet ; Ce que social veut dire, Tome II, Les pathologies de la raison ; Gallimard 2015, p. 295s

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