Église évangélique réformée du canton de Vaud (EERV) – « N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien le glaive »

Une parole qui tranche

Ça y est, 24heures en parle – « Malaise et inquiétude dans les cures protestantes vaudoises » : dans notre Église, l’Église évangélique réformée du canton de Vaud (EERV), il y a eu une série de licenciements ; c’est inquiétant. C’est d’autant plus inquiétant que nous ne sommes pas dans un contexte où les moyens pour garder les ministres en place manqueraient. Au contraire, déjà maintenant, nous sommes dans une période de pénurie de forces ; un bon nombre de postes ne trouvent pas de preneurs. Qu’est-ce qui amène donc nos autorités, le Conseil synodal et les ressources humaines, à se séparer de collègues ?

Elles avancent toujours l’argument de situations particulières, individuelles et soumises au secret de fonction, tout en disant qu’il n’y aurait rien qui relèverait du pénal ou du disciplinaire. S’agissant d’un certain nombre de collègues avec lesquels j’ai collaboré, j’essaie moi-même de discerner ce qu’on pourrait appeler un « profil commun », hypothétique, difficile à discerner, c’est vrai, parce qu’ils sont très différents les uns des autres. Mais justement, ce que je constate, et c’est ce qui les réunit peut-être, il s’agit de collègues profilés, de personnes qui non seulement ont une ligne qui sort de la moyenne, – ce qui est le cas pour tout le monde, heureusement, la moyenne n’étant que statistique -, mais qui tiennent leur ligne aussi jusqu’au bout, en se confrontant s’il le considère nécessaire autant aux autorités cantonales qu’aux autorités de leur lieu d’insertion, en l’occurrence en général une paroisse. Leur force devient faiblesse et, sur le terrain et devant les mécanismes actuellement à l’œuvre, les mets en situation de handicap1.

Quand je suis arrivé dans cette Église, il y a passé trente ans, dans la région qui était la mienne, la Riviera vaudoise, les profils des paroisses étaient très différents les uns des autres. D’un côté par exemple, à La Tour-de-Peilz était pratiqué une ligne « Église et Liturgie » défendant une « catholicité évangélique », dont les formes étaient proches des pratiques catholiques. De l’autre côté, à Corseaux-Corsier la paroisse était d’une mouvance évangélique prononcée. Entre deux on avait des lieux plus traditionnels ou bourgeois ou libéraux, dont certains, comme Vevey, tiraillés entre ce qui se pratiquait ailleurs. Et d’une manière générale, les pasteurs, parce qu’il s’agissait en majorité de pasteurs, pouvait assumer « leur profil », parce qu’ils étaient soutenus et portés par leur lieu d’insertion ou, au moins, par une partie importante de celui-ci. Le ministère portait le ministre. La confrontation était possible parce qu’elle n’était pas entièrement personnalisée. Le principe protestant et chrétien de la dispute était encore praticable, même si cela faisait mal par moment. Ceux qui en ont souffert le plus n’étaient pas ceux qui défendaient une ligne particulière, mais ceux qui n’avaient pas de profils et qui, dans une situation conflictuelle, ne savaient pas où se situer.

Depuis, qu’est-ce qui a changé ?

L’Église elle-même est en situation de handicap2. Soumise aux changements de société, la perte de pertinence et de moyens, la désinstitutionnalisation du croire et sa personnalisation et individualisation, la « féminisation », – qui, en principe, n’a pas affaire avec le quota des femmes parmi les ministres -, la valorisation de la forme, de « l’image », en défaveur du fond, de la théologie et de la dispute théologique, la faiblesse du législatif et de l’associatif ministériel, la concentration du pouvoir auprès de l’exécutif, qui expose celui-ci au risque d’abus de pouvoir, etc., etc., tout cela fait que les ministres doivent aujourd’hui porter le ministère. Ce sont eux qui doivent incarner l’image qu’on se fait de l’Église et que celle-ci veut véhiculer. Et quand ils ont un profil prononcé, dans un contexte qui cherche l’harmonie et le bien-être, ils dérangent ; ils rangent autrement que ce que le consensus veut et impose. « Nous sommes tous frères et sœurs en Christ » n’est plus un a priori sur le quel se vit la confrontation des différences, voire l’altérité dans la fraternité, mais une attente socio-psychologique. L’exigence de s’aimer mutuellement est devenue une affaire affective. Il faut s’aimer, être gentils les uns avec les autres. Pourtant, la bible n’arrête pas à le répéter, la gentillesse ou ce que nous considérons aujourd’hui comme harmonie ne suffit pas, elle n’est même pas évangélique ; l’amour évangélique dépasse l’amour affectif et les sentiments de sympathie. L’Église est devenue « féminine », elle n’est plus féministe3. Il y a d’abord lutte pour la reconnaissance et l’harmonie, au détriment de la lutte pour la justice et la vérité (voir la discussion, la « dispute », entre Nancy Fraser et Axel Honneth4). Et voici, les collègues profilés, différents, non-conformistes, prêts à aller jusqu’au bout de leur conviction, soit-ils/elles hommes ou femmes et quelque soit leur tendance théologique, – que je partage et que je conteste parfois -, prêts à aller au bout de leur approche pastorale ou diaconale, exposés à l’exclusion ! Ils sont en « inadéquation » ou « incompatibilité » dans une institution qui prend l’harmonie évangélique devenue angélique comme critère principal d’adéquation. Et pourtant, pour trancher et exclure, revient cette violence qu’on voulait éviter. Pourquoi pas la symboliser avant, dans la communauté de dispute où s’articulent les différences et les oppositions, – le ciel et la terre, les eaux et la terre ferme5, etc. -, avant le passage à l’acte ?

« N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien le glaive », – le glaive, c’est-à-dire la Parole qui tranche. (Matthieu 10,34 TOB)

Qui ose encore avoir une parole qui tranche quand on est exposé au risque d’être retranché ?

Armin Kressmann 2015

1 On parle aujourd’hui de « Processus de production de handicap ».

2 Quand l’élément qui, fondamentalement, handicape, l’institution, est handicapé, les problèmes se corsent. C’est toujours l’institution qui handicape, c’est basique : aussi longtemps qu’on n’attend pas de moi que je parle, le langage avec toute sa grammaire, première institution, ne me handicape pas. C’est l’Académie française qui handicape les Français au niveau de la communication. L’institution qui permet la communication en formalisant le verbal est au même temps celle qui handicape. C’est donc l’Église qui nous handicape dans notre communication avec Dieu ; plus radicalement, c’est même la bible. C’est d’ailleurs cette prise de conscience qui m’a valu passablement de problèmes, autant dans l’institution qu’est l’Église que celle qu’est l’université, ou l’académie. Remarquez : au commencement (Jean 1,1) de toute communication n’est pas le langage, mais la Parole, le Verbe, l’expression du soi, de celui qui est (Exode 3,14).

3 Je suis conscient qu’en disant cela je m’expose au risque d’être mal compris. C’est vrai que je dénonce depuis longtemps le manque de combativité des féministes à l’égard d’autres discriminations que celle de la femme. Aussi, quand l’institution, donc le savoir positif, se retrouve au bout de ses facultés et possibilités, le « féminin », ce que nous appelons dans les soins le « palliatif », s’impose ; dans notre contexte nous y sommes pas encore, l’institution se considère toujours intacte, donc en mesure de fonctionner selon la loi, les règles, les normes et les procédures en place.

4 cf. p.ex. Nancy Fraser ; Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution ; Éditions la découverte, Paris 2005

5 Genèse 1

3 réflexions au sujet de « Église évangélique réformée du canton de Vaud (EERV) – « N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien le glaive » »

  1. Il y a un travers auquel on échappe difficilement dans le ministère pastoral, d’autant qu’on l’a souvent inconsciemment choisi pour ça, c’est la tendance à se mettre en position de symptôme. Il y a de ça chez les prophètes de l’ancien testament, dans leur façon non seulement de révéler ce qui cloche, mais, en s’identifiant totalement à leur cause, de faire de leur personne et de leurs comportements mêmes le révélateur de ce qui cloche . Et c’est tellement facile de supprimer le symptôme.
    Présenter cela comme un handicap, pourquoi pas ! Nos Églises ont terriblement besoin de ce poil à gratter : il suffit pour s’en convaincre d’assister à nos synodes devenus si souvent tellement lisses et convenus.
    Mais j’admire les collègues qui savent dire les choses qui fâchent sans pour autant se laisser enfermer dans la position de bouc émissaire où on les attend. C’est tout un art.

  2. Considération intéressante, je vous en remercie. Moi-même, en l’occurrence, me place du côté des destinataires de ce qui apparaît, donc confronté au « symptôme », dans ce sens dans cette Église qui, à mon avis, devrait interpréter celui-ci et en faire un diagnostique, ce qui veut dire « se repentir ».

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.