Pâques – « Tout le monde triche » : le secret messianique ou « tromper la mort »

« Personne n’est sincère, comme personne n’est pur ; et moi tout le premier, en le disant, je m’attribue une intention sincère que je refuse aux autres ; je joue un rôle, je monte sur une estrade et m’excepte moi-même du misérable troupeau des hypocrites que vous êtes tous … Personne n’est sincère sauf moi. … Tout le monde triche : René Crevel avait, paraît-il, écrit ces quatre mots sur un morceau de papier avant de se suicider. Ce qui règne en effet dans la république des lettres et dans le domaine de la musique, c’est la tricherie générale. Crevel avait raison. Les riches qui veulent avoir l’air pauvres, les faux clochards avec leurs faux haillons, les conformistes qui veulent paraître non conformistes, l’arrière-garde qui se fait passer pour l’avant-garde, les snobs qui se forcent et s’ennuient noblement au concert et qui acclament pourtant la cacologie, tous ils jouent leur rôle dans le guignol des arts et lettres … N’avez-vous pas honte de faire semblant ? Cessez donc cette comédie ! … Car que joue le farouche critique d’avant-garde dans l’incognito quand il a, pour une fois, l’occasion d’être sincère ? Il joue quelque chose d’inavouable … » (Vladimir Jankélévitch1)

Et pourtant, est-ce si simple ?

Faire semblant pourrait être nécessaire, même salvateur.

Le tombeau est vide !

Pour ne pas subir le désespoir qu’implique une conscience quotidienne sincère de la réalité de la mort imminente, ne devons-nous pas tous tricher, ne pas parler de l’innommable ?

« Demain, – et si ce n’est pas demain, c’est après-demain -, tu seras mort » !

Être chrétien, dire de ne pas tricher, d’être sincère, toujours, serait-ce la supercherie de la tricherie ?

Peut-on vivre, en être conscient et le dire en tout moment : « Tu dois mourir ! » ?

Dire à celui qui veut vivre, vas-y, vis, mais tu dois mourir ?

Nous devons tous mourir, nous le savons, mais c’est un secret !

En théologie, cela s’appelle le « secret messianique » : quand vous parlez de la mort, dans ce cas-là, parlez aussi de la résurrection, de cette conviction, que la mort réside dans la vie, c’est vrai, mais que la vie réside aussi dans la mort ; sinon, n’en parlez pas.

Ne pas tricher s’appelle « psychose », faire comme si on ne trichait pas « clown ».

Pâques, c’est tromper la mort.

Ressusciter, finalement, c’est devenir comme un enfant, entrer dans cet univers que nous appelons le royaume de Dieu, vivre sans décompensation psychotique, sans faire du clown, juste oublier la mort sans faire semblant.

C’est de l’ordre de la grâce, personne n’y parvient par ses propres moyens, surtout pas celui qui veut être sincère. L’enfant n’est pas sincère2, il est enfant ; au mieux il est naïf.

Vivre, comme ça, juste vivre, tricher de ne pas tricher, recevoir ce qui apparaît et y reconnaître la vie, la vie au-delà de la mort :

« Ceci est mon corps », mais non, mais si …

Le pain joue un rôle, lui aussi.

Armin Kressmann 2014

1 Quelque part dans l’inachevé ; Gallimard, Paris 1978, p. 239ss

2 « Qui est disposé à reconnaître la vérité et à faire connaître ce qu’il pense et sent réellement (sans consentir à se tromper soi-même ni à tromper les autres). » (Petit Robert)

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