Significations du handicap mental – Faire étape 3 : Quelle éthique aux limites de l’éthique ?

C’est face aux situations extrêmes, dans un contexte que j’ai appelé « Gérer l’ingérable » que se situent les réflexions de ce site « ethikos.ch ». Dans une « pratique réflexive », il y a une visée éthique, comparable à celle proposée par Paul Ricœur :

« la visée de la ‘vie bonne’ avec et pour autrui dans des institutions justes »[1]

Trois axes ce cachent en cette visée apparemment simple, mais finalement complexe :

  • La qualité de vie, les conditions réelles du vivre ensemble, l’ensemble d’une vie[2]
  • La relation, le vivre ensemble, le vivre face et avec autrui, ce qui se passe entre les individus et en communauté, le vivre entre mêmes et autres, ces derniers différents[3] et vraiment autres[4], étranges et étrangers.
  • Le cadre du vivre ensemble que se donne une société, une communauté, une association de personnes censées vivre ensemble, ce qu’elles instituent entre elles comme conditions (communes et minimales, valable pour tous)[5]

« Vie bonne » ou « vraie vie », Ricœur utilise les deux termes. Le second me semble plus adéquat quand on ne sait pas comment est perçue la vie par un résident en situation extrême. Et même là nous sommes démunis : qu’est-ce une vraie vie ?[6]

D’une manière ou d’une autre, au-delà de ce qui est sécurité physique[7] et sociale (cf. Maslow), elle est ramenée à l’estime de soi et à une pratique (« praxis », avec une fin en elle-même et une fin ultime[8], et réflexive, donc conscience, plus « « Gewissen » que « Bewusstsein » pour Ricoeur[9]) qui donne du sens à ce « soi » et à son existence.

Mais encore une fois, qu’en est-il avec un « soi » dont nous ne savons rien et qui, en plus, est lui-même contesté[10] ?

« Vivre-bien », « vie bonne », « vraie vie »[11], vie de plaisir, vie active (au sens politique[12]), vie contemplative[13], plan de vie (« ergon – une fonction, une tâche pour l’homme en tant que tel»[14]) …

« avec et pour l’autre »[15]

« … le rôle médiateur de l’autre entre capacité et effectuation … ce rôle médiateur qui est célébré par Aristote dans son traité de l’amitié (phila …) … chez Aristote lui-même, l’amitié fait transition entre la visée de la ‘vie bonne’, que nous avons vue se réfléchir dans l’estime de soi, vertu solitaire en apparence, et la justice, vertu d’une pluralité humaine de caractère politique. Ensuite, l’amitié ne ressortit pas à titre premier à une psychologie des sentiments d’affection et d’attachement pour les autres … mais bien à une éthique : l’amitié est une vertu – une excellence -, à l’œuvre dans des délibérations choisies et capable de s’élever au rang d’habitus … »[16]

Vivre avec et pour l’autre, un vivre-ensemble où l’autre comme médiateur (institué ?), dans la pratique d’une amitié éthique, me relie, à travers le devoir institutionnel, à l’humanité dans toute son humanité et, finalement, dans un mouvement réflexif, à mon humanité à moi en toute mon humanité, celle-ci sinon menacée par tout ce qui me fait inhumain ou m’aliène de mon humanité. Tout cela pour préserver la dignité de chacun[17].

L’éthique que j’avance n’est donc pas clinique au sens médical du terme, mais au sens étymologique et éthique : s’incliner devant l’autre et s’incliner devant soi-même, mouvement que Ricœur (avec Merleau-Ponty ?), désigne comme « passivité » (« Gelassenheit » ?) :

« Le terme ‘altérité’ reste … réservé au discours spéculatif, tandis que la passivité devient l’attestation même de l’altérité.

La vertu principale d’une telle dialectique est d’interdire au soi d’occuper la place du fondement. Cet interdit convient parfaitement à la structure ultime d’un soi qui ne serait ni exalté, comme dans les philosophies du Cogito, ni humilié comme dans les philosophies de l’anti-Cogito. J’ai parlé … de Cogito brisé pour dire cette situation ontologique insolite. Il faut maintenant ajouter qu’elle fait l’objet d’une attestation elle-même brisée elle-même, en ce sens que l’altérité jointe à l’ipséité, s’atteste seulement dans des expériences disparates, selon une diversité de foyers d’altérité.

A cet égard, je suggère à titre d’hypothèse de travail ce qu’on pourrait appeler le trépied de la passivité, et donc de l’altérité.

D’abord, la passivité résumée dans l’expérience du corps propre, ou mieux, … de la chair, en tant que médiatrice entre le soi et un monde lui-même pris selon ses degrés variables de praticabilité et donc d’étrang(èr)eté. Ensuite, la passivité impliquée par la relation de soi à l’étranger, au sens précis de l’autre que soi, et donc l’altérité inhérente à la relation d’intersubjectivité. Enfin, la passivité la plus dissimulée, celle du rapport de soi à soi-même qu’est la conscience, au sens de Gewissen plutôt que de Bewusstsien. »[18]

Passivité sym-pathie, com-passion, amitié qui me préserve de l’instrumentalisation de l’autre, et de moi-même, finalement em-pathie partagée en l’humanité de tout humain.

Et cela dans un cadre juste, ce que devrait garantir l’institution, le « socio-éducatif » en l’occurrence, concrétisé en chaque « institution », établissement ou organisation.

Paul Ricouer cite John Rawls :

« La justice est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée. »[19]

Et définit la justice en disant :

 « Le juste … regarde de deux côtés : du côté du bon, dont il marque l’extension des relations interpersonnelles aux institutions ; et du côté du légal, le système judiciaire conférant à la loi cohérence et droit de contrainte. »[20]

L’éthique dont il s’agit dans la réflexion de ma pratique, ce que vise ce site « ethikos.ch », est donc fondamentale, plus proche de la spiritualité que de la raison pratique (donc de l’éthique kantienne). Elle n’est ni clinique, ni appliquée dans le sens courant de ces termes.

Je vais encore un pas plus loin quand le fondement n’est pas soi-même, le soi de l’ipséité ricoeurienne, mais l’autre en toute son altérité, étrangeté et étrangèreté, « attestation elle-même brisée »[21]. Il s’agit finalement de la condition humaine posée devant l’ultime, et si cet ultime, comme tout-autre, porte un nom, – nécessité si l’ultime est personne -, devant Dieu.

L’éthique que je développe en mon travail est ainsi « théologique », et quand l’ultime se présente en chair et en os, « christologique ».

Avec les mots de Ricœur, qui ne parle ni de théologie, ni de christologie :

« … la phénoménologie de la passivité ne dépasse le stade implicite … que lorsque, dans ce phénomène global d’ancrage, on souligne un trait marquant …, à savoir celui de la souffrance. Le subir, le pâtir, est en quelque sorte révélé selon son intégrale dimension passive lorsqu’il devient un souffrir. On n’a certes jamais cessé … de parler de l’homme agissant et souffrant. On a même mis plusieurs fois sur la voie de cette corrélation originaire entre agir et souffrir. Ainsi, traitant de l’identité narrative, on a observé que c’est la vertu du récit de conjoindre agents et patients dans l’enchevêtrement de multiples histoires de vie. Mais il faudrait aller plus loin et prendre en compte des formes plus dissimulées du souffrir : l’incapacité de raconter, le refus de raconter, l’insistance de l’inénarrable, phénomènes qui vont bien au-delà de la péripétie, toujours récupérable au bénéfice du sens par la stratégie de mise en intrigue. »[22]

Devant l’impossibilité, l’incapacité de raconter, l’insistance de l’inénarrable, il n’y a que l’aphasie ou le cri comme attestation ultime du soi menacé dans son ipséité, sa « soi-même-eté », exposée au risque ultime d’être privé du dernier reste du « même » du soi-même.

Que se passe-t-il quand « Soi-même est tout-autre » ?

Qu’est-ce une guérison sans guérison, un miracle quand il n’y a pas de miracle ?

« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné. » (Marc 15,34)

La réponse ?

« Vraiment, cet homme, cet être humain, est fils ou fille de Dieu. » (Marc 15,39)

Armin Kressmann 2012


[1] Soi-même comme un autre ; Seuil, 1990, p. 202

[2] Le type de jeu : quel jeu jouons-nous ensemble ?

[3] Différence est pour moi écart par rapport à une norme, donc plus quantitative que qualitative : ce que la norme « ne porte plus », mais qu’on voit encore par rapport à la norme. L’altérité rompt, elle est davantage qualitative ; ce qui est autre n’est plus vu par rapport à une norme commune. Le changement est radical.

[4] Le jeu joué, les actions jouées selon un type de jeu, le jeu vu à partir des joueurs qui sont dans le jeu et jouent un jeu donné, leurs rôles, positions, fonctions, places dans le jeu, leurs interactions

[5] Les règles du jeu, d’un type donné de jeu

[6] Au fond, les situations extrêmes sont caractérisées par le fait qu’on ne sait plus quel jeu jouer.  Le jeu doit s’inventer sur le tas, ou il se donne en situation donnée.

[7] Le jeu minimal impliquant une éthique minimale, du type « ne pas nuire », qui n’implique pas, mais prend le risque de nuire par omission, ou, mieux, nécessaire quand l’autre risque de se nuire, « je suis là », qui s’implique sans connaître à l’avance l’implication.

[8] p. 209

[9] p. 369

[10] Avec des joueurs dont nous ne savons pas quel jeu jouer et dont nous ne savons pas s’ils peuvent jouer le jeu que nous leur proposons, donc avec le risque que le jeu que l’institution propose selon ses règles ne correspond pas aux besoins de ceux et celles dont elle s’occupe.

[11] p. 202

[12] La participation de nos chartes institutionnelles ?

[13] p. 208

[14] p. 209 Quel lien, sans les confondre, avec le « projet personnel » des résidents en institution socio-éducative ?

[15] p. 211ss

[16] p. 213

[17] C’est ainsi que les situations extrêmes nous poussent à revoir le jeu universel de l’humanité, au fond à revisiter et réviser si nécessaire les Droits de l’Homme, non pour les restreindre, – ce que, contre leurs intentions, les Droits de la personne handicapée font (« … que possible ») -, mais pour les ouvrir davantage (cf. p. ex. Martha Nussbaum).

[18] P. Ricœur, p. 368s

[19] John Rawls ; Théorie de la justice ; Seuil 1997 ; p. 29

[20] P. Ricœur, p. 231

[21] P. Ricœur p. 368

[22] p. 370

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