Intégration, respect, miracle

Dans un de mes derniers articles, suite aux réflexions sur Marc 9,14-29, j’ai parlé de miracle comme « guérison par intégration dans et transformation de la communauté ». Allons plus loin, en reprenant et approfondissant.

Le miracle n’est pas l’intégration de l’autre devenu par la « guérison » un même[1], mais son intégration comme autre. Pour cela, c’est en premier lieu la communauté (la société, voire l’humanité, globale et de tous les temps) qui doit être « guérie ». Le miracle est une transformation de la société, comme événement réel utopique et uchronique (« kairos », singularité universelle ou présence réelle du « royaume »), qui permet à l’autre de se « mettre debout », une société qui relève l’autre[2]. Relever l’autre est lui donner statut, le respecter en tant qu’autre, et non pas parce qu’il est un même, mais le traiter comme égal, même s’il reste autre[3].  

Jacques Derrida, en discutant l’œuvre d’Emmanuel Lévinas, parle de

« Face-à-face avec l’autre dans un regard et une parole qui maintiennent la distance et interrompent toutes les totalités, cet être-ensemble comme séparation précède ou déborde la société, la collectivité, la communauté. Levinas l’appelle religion. Elle ouvre l’éthique. La relation éthique est une relation religieuse … Non pas une religion, mais la religion, la religiosité du religieux. Cette transcendance au-delà de la négativité ne s’accomplit pas dans l’intuition d’une présence positive, elle ‘instaure seulement le langage où ni le non ni le oui ne sont le premier mot’ …, mais l’interrogation. Interrogation non théorique toutefois, question totale, détresse et dénuement, supplication, prière exigeante adressée à une liberté, c’est-à-dire commandement : le seul impératif éthique possible, la seule non-violence incarnée puisqu’elle est respect de l’autre. Respect immédiat de l’autre lui-même puisqu’il ne passe pas, pourrait-on peut-être dire sans suivre aucune indication littérale de Levinas, par l’élément neutre de l’universel et par respect – au sens kantien – de la Loi. »[4]

Le miracle est la transformation du regard, assumée par la suite en actes et en paroles[5], dont l’ensemble peut être appelé « respect », respect de l’autre dans sa singularité.

« Si l’on croit l’étymologie, le respect serait l’acte par lequel nous aborderons un être ou une réalité en les regardant de bas en haut, autrement dit dans une attitude, au sens propre, de soumission. L’antonyme de ce concept serait le mot, inexistant en notre langue, qui nous ferait regarder quelque chose ou quelqu’un du haut en bas – le despicere latin – c’est-à-dire de façon hautaine et méprisante. Termes parlants, termes dangereux. Le premier s’efforce de corriger l’inhumanité du second sans avoir pour autant la force d’échapper à la problématique de simples niveaux de quantification, qui jugent par plus ou par moins, et qui condamnent au jeu, totalement inadéquat en régime humain, d’une reconnaissance d’esprit pensée en termes de comparaison. Non qu’il faille se décider, de principe, pour un égalitarisme morne ; mais la confession, au bénéfice de tel ou de tel, d’une plus grande valeur humaine – d’intelligence, de sensibilité, de cœur – est un acte qui, paradoxalement, ne met pas celui qui le pose en situation d’infériorité ou d’allégeance : elle est au contraire, dans la liberté et la distance, le signe de ce que je suis aussi bien cela même que je ne suis pas, l’étant dans l’acte par lequel je renonce à l’être comme l’autre l’est. Aussi bien le respect, sous cette forme essentielle, a-t-il relation au périple global qui médiatise l’immédiat avec lui-même en signifiant son enracinement dans l’universel ; en ce sens l’on peut dire, l’on doit dire que le respect entre deux êtres, pour avoir sa pleine efficience humaine, doit être réalité commune, objet d’échange, signe de la blessure qui fait que chacun n’est lui-même que par la médiation de l’autre – par l’accueil de sa propre universalité potentielle sous la forme de la particularité que l’autre représente à ses yeux. »[6]

Derrida, avec Lévinas, parle de « respect de la singularité ou de l’appel de l’autre »[7].

Qu’est donc la guérison ?

Celle du regard porté sur la singularité, l’altérité de l’autre, en reconnaissant en lui un même sans transformation (« guérison ») autre que la transfiguration.

La transfiguration est le miracle : voir en l’autre un même et en soi-même l’autre, finalement reflet du tout-autre[8], l’universalité qui déborde la totalité et qui, en une théologie chrétienne, est une personne, se soumettant elle-même au jeu interpersonnel que nous développons, davantage, que nous pouvons seulement développer parce qu’elle-même nous y a précédés.

La « guérison du regard » est guérison d’esprit, donc guérison spirituelle[9], celle de la relation, de l’esprit comme « re-présentation » dela relation. C’est une guérison de la relation entre deux autres sous le regard de l’Autre, amour du prochain étant autre ou amour de l’autre étant prochain, amour de ce(lui/lle) qui est là,

 « d’autrui dans sa survenance toujours imprévisible, toujours immaîtrisable »[10],

finalement de ce qui est ou qui sera[11], non pas comme fatalité, mais comme anticipation d’une et participation à une guérison ultime et définitive.

Ceci n’est possible que par dépouillement (« kénose »), ce qui nous ramène à Marc 9 et le constat sur la suivance du Christ :

« Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui–même et prenne sa croix, et qu’il me suive. » (Marc 8,34)

Armin Kressmann 2012


[1] Ce qu’on demande implicitement aux étrangers venus en Suisse … une adaptation aux mentalités suisses sans que celles-ci aient besoin de changer, c’est-à-dire sans projet commun, sans effort pour élaborer un nouveau modèle du vivre ensemble à partir de ce qu’apportent et les unes et les autres.

[2] Le « réveille » ou « ressuscite » dans un langage théologique, fait qui est encore œuvre d’un autre, du tout-autre, donc don et non pas mérite.

[3] Comme sont autres homme et femme, tout en étant égaux, c’est-à-dire sans différence … par rapport aux droits, normes, procédures, lois, etc. Ainsi « l’interdit » des personnes mentalement handicapées est un scandale qui pourrait être surmonté par une approche d’avocature (paraclétique en théologie chrétienne). La révision du Code civile ne le corrige que partiellement, davantage au niveau juridique, je crains très peu ou pas du tout au niveau des représentations. Même « insieme », organisme de défense des personnes mentalement handicapées, écrit :

« La curatelle de portée générale correspond à l’actuelle interdiction. »

Ainsi formulé, la mentalité de l’interdiction et de la tutelle persiste, celle qui fait décider le curateur dans sa perspective à lui et non pas dans celle de la personne qu’il est censé représenter.

[4] L’écriture et la différence ; Seuil, 1967, p. 142

[5] Le monde des soins, de l’éducation et de l’enseignement parlerait de posture ou d’attitude.

[6] Pierre-Jean Labarrière ; le discours de l’altérité ; PUF, Paris 1982, p. 214s

[7] in : Altérités, Jacques Derrida et Pierre-Jean Labarrière ; Osiris, Paris 1986, p. 71

[8] Ce qui nous amène aux observations relevées par Derrida sur la religion (cf. supra).

[9] Sans être spiritualisée, alors physique et factuelle (« tatsächlich », sans être « verdinglicht » ; cf. Wittgenstein : « Die Welt ist die Gesamtheit der Tatsachen, nicht der Dinge. »), sans être une guérison physique dans le sens médical.

[10] Pierre-Jean Labarrière ; Altérités, p. 73

[11] Exode 3,14

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