J’ai soumis ce blog « ethikos.ch » comme thèse de doctorat en éthique théologique à la Faculté de Théologie et de Sciences des religions de l’Université de Lausanne, sous le titre « Significations du handicap mental ». Sur le principe et après des longs débats, la démarche a été reconnue, même un jury constitué ; mais de fait l’entreprise reste compliquée et difficile.
Mon travail semble être trop décalé ; faiblesses personnelles à part dont le lecteur peut se rendre compte et juger lui-même, d’autres hypothèses pourraient être avancées :
- Le sujet étant marginal, celui qui le traite l’est aussi, à l’encontre de ce qui fait la spécificité de l’éthique chrétienne où la marge est au centre.
- Faculté et professeurs étant, sous la pression de la concurrence et de « l’excellence », occupés par eux-mêmes, devenant ainsi leur propre finalité, font « obstacle » et confirmeraient ainsi mon hypothèse de base (voire postulat) : « c’est l’institution qui handicape ».
- La démarche retenue, – une thèse sous forme de site Internet optant délibérément pour une diversité de genres littéraires et de niveaux d’expression[1], à l’image du tissu humain et professionnel dont elle traite -, sort tellement des chemins habituels qu’on ne sait pas quoi en faire au niveau académique (la corporation des scientifiques) et scientifique (comment recevoir et réguler connaissances et savoirs quand connaissances et savoirs sont « in-dé-finis », se diffusent et se perdent dans un réseau, ne se délimitent plus comme dans un livre « fini »[2], œuvre fixée entre deux couvertures ?). Comment cadrer ce qui questionne fondamentalement tout cadre[3] ?
Et pourtant, le décalage est le principe même sur lequel se fonde la compréhension d’un univers en décalage par rapport à la norme, l’univers du handicap, et tout particulièrement du handicap mental[4].
Comment aurais-je imaginé et souhaité travailler, en réseau, en dialogue avec mes lecteurs et, en l’occurrence, mes « directeurs » de thèse et les experts ?
Une approche par site Internet pour un travail comme le mien « représente » le réseau dans lequel je vis et je fais mon travail ; elle symbolise le tissu qui est le mien, plus « mycélium » (la partie végétative des champignons) que rhizome (Deleuze[5]), donc encore plus radical. Ce qui se voit, – mon travail, « les champignons » -, n’est que le résultat infime d’un tissu « souterrain » quasi infini et dépend de conjonctures quasi incontrôlables[6].
Mon blog est la partie réflexive de ce que les milieux dans lesquels j’exerce mon métier comme théologien, pasteur et aumônier appellent « une pratique réflexive ». Pour le parcourir, plusieurs entrées sont possibles :
- La plus simple, y naviguer sans systématique, en passant de lien en lien et, quand une question surgit, chercher des réponses éventuelles
- par une recherche dans la fonction « search » se trouvant sur chaque page, tout en haut à droite,
- ou en cliquant sur un des mots clef se trouvant à la fin de l’article,
- ou en ouvrant une de propositions faites d’articles complémentaires, aussi à la fin de l’article,
- ou en consultant l’index des mots clé (tags)
- ou en ouvrant une des catégories listées sur la page d’accueil.
La recherche pourrait aussi se faire par un moteur de recherche comme « google », en ajoutant au termes de recherche le nom du site ou de l’auteur.
- Ouvrir la page « Significations du handicap mental – Guide de lecture » et suivre ce que j’y propose.
- Parcourir les « dossiers » que j’ai préparés.
- Ouvrir une catégorie, ou l’ensemble des articles auxquels ont été attribué un mot clef se trouvant dans le nuage des mots clef les plus fréquemment utilisés figurant sur la page d’accueil, etc. etc.
- Sur XML Sitemap se trouvent toutes les adresses de l’ensemble des pages actuellement publiées (d’autres vont naturellement suivre). Choisir l’un ou l’autre des titres selon l’intérêt particulier.
En ce qui concerne la démarche de travail entre un auteur et ses lecteurs, un blog nous invite à communiquer par commentaires et réponses aux commentaires. Il pourrait avoir des échanges spontanés, publics même, où chacun apporte ses remarques, commentaires, critiques, questions auxquels l’auteur répond. Ainsi, on pourrait pleinement profiter du média qu’est Internet et de ses nouvelles possibilités.
En plus, à mon avis, s’y trouve aussi un enjeu théologique, celui du débat public entre penseurs libres, invitation à la dispute philosophique et théologique, sur une nouvelle sorte d’agora ou de parvis d’église. L’idée de pouvoir suivre en direct un dialogue entre chercheurs sans que s’interpose articles dans un journal scientifique ou livres spécialisés me fascine.
Je comprends bien que l’académie résiste, parce qu’elle est en train de perdre l’exclusivité de la régulation des connaissances et du savoir scientifique ; ces derniers mêmes sont ébranlés. Qui statue encore sur la « vérité », après l’Église et la foi, après l’Université et la raison, l’État par la loi ? Et si on abandonnait cette ambition et revenait à la simple « opérationnalité »[7] ? En théologie, la « fides qua » ?
« Des théories ne se laissent pas vérifier ; mais elles peuvent faire leur preuve. » (Karl Popper, Logik der Forschung)
Armin Kressmann 2012
[1] De textes très techniques (scientifiques diraient certains) jusqu’à des remarques plus ou moins insolites de Charly ; mais soyons clairs, pour moi tout fait partie du même travail.
[2] « liber, -bri », latin, pellicule entre le bois et l’écorce (Dictionnaire des racines des langues européennes ; Larousse, Paris 1949) ; fibre végétale, « Bast » en allemand, sur laquelle on écrivait.
[3] Tout en reconnaissant le besoin de cadres, non pas comme contrainte, mais comme espace de liberté donnant les règles au service d’un jeu à « dé-finir » (l’espace du jeu), ce qui, quand on parle de spiritualité et de handicap, est une contradiction en soi et ne se laisse en conséquence traiter que par paradoxes, par confrontation entre « principe catholique », – ce qui est visible et manifeste, « sacramentel », voire sacré -, et « principe protestant », ce qui questionne, voire récuse la visibilité (de l’ultime ; Paul Tillich).
[4] Le handicap mental, avec la folie, étant justement la réalité qui décale le cognitif et l’intellectuel, tout ce qui se veut raisonnable, donc scientifique. Il est l’écharde dans la chair universitaire, ce qui échappe à la « maîtrise », tout en étant « réel » et « immanent » (rationnel), donc titillant la science en lui disant « tu devrais tenir compte de moi, mais tu ne peux pas, et là où tu penses pouvoir le faire, je t’échappe de nouveau ; alors tu fais, pour être ‘cohérente’, comme si je n’existais pas ». Il est finalement transcendant, d’une transcendance immanente, signifiant le reste quand tout a été traité (une définition de spiritualité), à la fin le moteur de cette science qui le renie : « amentes sunt isti » (Descartes) . Le handicap mental confirme le postulat wittgensteinien : le sens du monde (scientifique) est hors monde, l’éthique est transcendantale. Avec la folie, il est figure par excellence de l’altérité, du tout-autre. Comme le « big bang » il est singularité, signifiant d’une manière évidente la singularité de toute vie (définition de « miracle »), en l’occurrence humaine (qui échappe en conséquence à la réduction par la science et à la mainmise par l’institution). Les institutions pour personnes mentalement handicapées sont et restent les lieux pour personnes « en reste », ce qui autrefois était l’asile, lieu de rassemblement de tous les marginaux, personnes hors normes, « pauvres, asociaux, petits criminels, fous et débiles ». Avec acharnement on aimerait « socialiser » ces personnes, les « autonomiser », une absurdité dans ce contexte, simple tentative de leur imposer nos règles à nous, eux qui, justement, fonctionnent selon leurs règles si spécifiques et personnelles que c’est nous qui nous retrouvons face à eux en situation de handicap.
« Résumons les caractères principaux d’un rhizome : à la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes. le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple. » (Gilles Delueze et Félix Guattari ; Mille plateaux ; Minuit, Paris 1980, p. 31)
[6] … comme le vent, qui
« souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va » (Jean 3,8)
Le lien entre terrain, – terroir, paroisse, « paroikia » -, et spiritualité (« ciel ») est d’ailleurs intéressant et mériterait d’être développé. Il pourrait nous aider face à ce paradoxe qu’est le handicap mental, profondément immanent, humain et charnel, – la conception structurale du handicap -, et son caractère transcendant, – entre « ange et démon ».
[7] Suis-je ainsi utilitariste ? Peut-être ; mais au deuxième degré, je l’espère au moins. L’opérationnalité n’est ni fondement et ni finalité de ce que je défends, mais se situe au niveau du fonctionnement, en une éthique procédurale. Origine et fin, donc les principes, résident dans l’altérité, avec laquelle on ne peut traiter qu’avec pragmatisme et sur la base de ce qu’elle communique elle-même. Poussé au terme, mon argumentaire rejoint le « Soli Deo gloria ». Si c’est cela, le résultat à chercher, le « plaisir ou le bonheur » par excellence, à travers une théologie de l’incarnation et de la croix, donc une théologie finalement négative, au service de l’être humain, je veux bien être utilitariste.
Je dois dire que je suis extraordinairement impressionné par ce concept de thèse « en réseau ». Il se peut en effet que l’idée soit trop novatrice pour l’institution universitaire actuelle, mais son potentiel est gigantesque!
Vous proposez que votre thèse, au lieu d’être une construction linéaire, fonctionne comme le cerveau, par innombrables interconnections. Des connections qui peuvent être de nature très différentes les unes des autres. Qu’elle simule ainsi non seulement le fonctionnement de la pensée, mais celui de la conscience, y compris les émotions, autour du thème choisi.
Bien sûr qu’un livre imprimé simule déjà un certain nombre de connections: il y a des notes en bas de page, des index, une table des matières. Mais rien de comparable avec la mise en réseau de la connaissance qu’un site internet rend possible!
Et quand la thèse doit porter sur une « pratique réflexive », qui est elle même un réseau de bribes, chacune d’importance et de nature diverse, je ne connais pas de modèle plus approprié.
Enfin, en pensée Réformée, nous sommes habitués à voir la source de notre inspiration, la Bible, comme un réseau du même genre. Scriptura interpres sua, cela revient à dire que les bribes piochées ici et là prennent sens, non pas dans une lecture linéaire de la première à la dernière page, mais dans un enrichissement par jeux de lumières, réflexions et éclairages de ces bribes les unes par rapport aux autres.
Même si la thèse devait prendre, pour sa validation académique, la forme aplatie d’une linéarisation du site qui la fait germer, il faut à tout prix garder l’idée du réseau de briques et de bribes: Le temps est proche, où l’on ne partagera plus la connaissance autrement!
Bon courage!