Troubles de comportement, comportements troublants et Dieu troublé

Je défends la dignité de la personne telle qu’elle est, quelle qu’elle soit[1]. Une personne  trisomique est une personne trisomique, un autiste un autiste, en principe en bonne santé et seulement handicapés quand on les mets en situation de handicap, devant des obstacles qu’ils n’arrivent pas à surmonter à partir et avec ce qu’ils sont. Dans ce sens, la trisomie ou l’autisme ne sont pas des pathologies, des maladies, comme la masculinité ou la féminité ne le sont pas non plus. L’époque de la discrimination à cause de ce qu’on est devrait être achevée.

Cependant, ces affirmations posent toute une série d’interrogations sur l’être humain en général, dont la question des comportements et des actes qui dérangent l’ordre tel qu’il est prévu par notre société : qu’est-ce que nous devons accepter ? Où est la limite ? Comment faire pour clairement distinguer la personne, à prendre telle quelle, et ses actes peut-être répréhensibles, voire intolérables et inadmissibles ?

Je pose la limité là où il y a « troubles » ; non pas trouble de l’ordre public en soi, mais là où des personnes, qui sont ce qu’elles sont, vous et moi, eux, les autres, sommes « troublées ». Ce terme est délicat et mérite d’être approfondi ; on en abuse trop rapidement. Ainsi, en institution socio-éducative, il est courant de parler de « troubles du comportement », comme pathologies. Et la société, de toute façon, réprime et exclut finalement, notamment par « l’enferment » en institution socio-éducative, ceux et celles qui troublent par leur comportement. Le rejet et la répression des comportements troublants, pris au premier degré dans un jeu d’action et de réaction, mènent au rejet des personnes concernées. A partir d’un jugement de comportements on juge les personnes. Quand il s’agit du vivre ensemble en institution, – dans le sens large et sociologique du terme, l’école, l’État, le monde du travail, voire l’Église, etc. -, c’est peut-être « normal » : juger par rapport à une norme, la loi, des lis, un cadre défini, « cadrer » ou « sécuriser »[2]. Il se pourrait que ce soit même utile ; le comportementalisme nous l’indique[3]. Quand il s’agit cependant de la dimension communautaire du vivre ensemble, théologiquement l’enjeu principal, tout « trouble de comportement » est « comportement troublant », langage et communication à entendre, interpréter et comprendre dans la mesure du possible. Le comportement qui nous trouble peut-être veut nous dire quelque chose. Qu’est-ce que c’est ?

D’une manière hypothétique je propose trois significations des comportements troublants. Ils indiquent :

  • Une souffrance, dans le registre du « subir »
  • Une violence, dans le registre de « l’agir »
  • Une angoisse, dans le registre du « ressentir », donc des émotions

Entre ces trois « phénomènes », manifestions de troubles, il y a un rapport dynamique ; ils sont en interaction, se provoquent et se renforcent mutuellement. Il y a rétroaction « positive », donc amplification. Le résultat d’une telle dynamique est « trouble » : tourbillon ; ils font tournoyer la personne sur elle-même et l’enfoncent, la « tirent au fond ».

La racine indo-européenne « -t-r- » nous semble indiquer ce mouvement[4] :

  • ter-, « frotter, frotter en tournant … teirw en grec, « écorcher, érafler, presser, user, broyer, tourmenter !, torturer ! », mais aussi la vulnérabilité, « l’idée de trembler »
  • terek-, « tordre »
  • twer-, « tournoyer » … otrunw, « exciter », turbh, « tumulte », latin turba, « désordre », turbare, « troubler », perturbare, « bouleverser », turbulentus, « turbulent », turbo, « objet animé d’un mouvement rapide et circulaire »

Même le Christ est troublé. Et c’est peut-être l’essence de son humanité. Dieu troublé ?

 “ Maintenant mon âme[5] est troublée[6], et que dirai–je ? Père, sauve–moi de cette heure ? Mais c’est précisément pour cette heure que je suis venu.” (évangile selon Jean, chapitre 12, verset 27 ; Traduction œcuménique de la bible)

“ Ayant ainsi parlé, Jésus fut troublé intérieurement et il déclara solennellement : « En vérité, en vérité, je vous le dis, l’un d’entre vous va me livrer. »” (chapitre 13, verset 21)

Le Christ est troublé, peut-être plus que nous, parce que lui, il ne trouble pas. Il dérange, mais il ne trouble pas ; au contraire, il fait sortir des troubles, des cercles vicieux d’angoisse, de souffrance et de violence. C’est l’essence des miracles ; non pas la « guérison » d’une personne telle qu’elle est, – trisomique, autiste, épileptique ou autre, homme ou femme, indigène ou étranger, riche ou pauvre, juif ou grec, hétéro- ou homosexuelle -, mais en la sortant des mouvements et mécanismes qui la font « tournoyer sur elle-même », en chassant et en expulsant les démons qui habitent les regards portés sur les personnes avec des comportement troublants.

Dieu ne trouble pas ; il expulse ce qui fait troubler, « tourbillonner », et donne des nouvelles perspectives de vie. C’est ainsi qu’il expulse ce qui handicape, les ob-stacles qui nous renvoient constamment à nous-mêmes. Mais son absence trouble, nous renvoie constamment à la croix et au tombeau, la souffrance, la violence et l’angoisse que nous subissons, mais aussi celles que nous infligeons.

Une vie apparemment aliénée n’est plus aliénée quand elle n’est pas considérée comme aliénée.

Reste le mystère du mal, de l’origine de ce qui fait souffrir, violenter et/ou angoisser, c’est-à-dire « tourbillonner ».

Le regard est le démon.

Armin Kressmann 2012


[1] Tout en sachant que, personnellement je ne suis pas à la hauteur de mes ambitions et des valeurs que je défends. C’est ce qui me distingue de ce Jésus de Nazareth dont témoigne la bible.

[2] Nous sommes devant le deuxième usage de la loi, la loi civile qui permet à une société ou organisation à s’organiser.

[3] Troisième usage de la loi, sa valeur pédagogique s’il y en a.

[4] Dictionnaire des racines des langues indo-européennes, Larousse, Paris 1949 ; Julius Pokorny, Indogermanische etymologisches Wörterbuch, Francke, Bern 1959

[5] La « psychè », quch, l’être tout entier ; pour la pensée biblique il n’y a pas opposition entre âme et corps ; cf. la conception structurale de la spiritualité (ou du handicap)

[6] Du verbe tarassw en grec,

  • agiter, troubler (une chose, en la remuant d’un mouvement de va et vient)
  • causer à quelqu’un une commotion interne, emporter sa tranquillité d’esprit, déranger sa sérénité
  • inquiéter, enlever le repos
  • bouleverser
  • troubler
  • combattre l’esprit par la crainte et l’anxiété
  • rendre anxieux ou déprimé
  • rendre perplexe l’esprit de quelqu’un par la suggestion de scrupules ou de doutes
  • désordre, le ventre !, bouleverser, perturber, monter (la mer qui monte), cheval fougueux
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