En institution sociale, comme en famille, il y a toujours des situations qui tournent mal, voire à la tragédie, même quand tout le monde a fait ce qu’il devait faire. Là où il y a des situations de vie extrême, l’appréciation de ce qui se passe est extrêmement difficile ; chaque accident, chaque inattention peut avoir des conséquences graves.
Ainsi, quand on revient à ce qui s’est passé, il y a souvent un certain malaise, parce qu’il est difficile d’évaluer ce qui s’est passé quand c’est difficile, dans le quotidien, d’évaluer ce qui se passe.
Alors, quoi faire ?
1. Passer à autre chose, aller plus loin, s’investir pour demain et non pas revenir sur ce qui s’est passé hier, ne pas ressasser ce qui fait mal ?
Passer outre, c’est ce qui se passe régulièrement, on dit « C’est la vie », et on pourrait l’appeler résilience. Mais, une institution sociale, a-t-elle le droit de se résilier ? Est-ce qu’une phrase comme « Il y a toujours un risque », juste en soi, est admissible pour une institution ? Je sais que l’État même le fait, même quand il a eu tort, et il l’appelle « raison d’État ». Mais l’État ne l’accorde pas aux autres institutions, et les institutions sociales ne sont pas seulement des institutions, mais aussi des communautés de vie. Ceux qui y vivent doivent continuer à y vivre ensemble. Cherchons ce qui leur permet de continuer sans ce quelque chose qui pourrait tourner en « histoire de famille » et hypothéquer le vivre ensemble.
2. Analyser ce qui s’est passé ?
Analyser ce qui s’est passé, si problème il y avait, c’est inévitable, et si faute grave il y avait, ce sont même d’autres qui s’en chargeront. Mais drame peut-il avoir même sans faute, et pour le savoir il faut faire l’analyse. Il faudrait alors prendre le risque.
Ici, une chose fondamentale est à relever :
Analyse ne veut pas dire jugement ; il ne s’agit pas ni de « trouver le fautif », ni de culpabilité. Analyse veut dire regarder ce qui s’est passé et en tirer les conclusions pour l’avenir, au niveau individuel, collectif et institutionnel.
Nous ne pouvons cependant pas nier la dimension de la culpabilité ; mais celle-ci est présente, des le départ, qu’on fasse une analyse ou non. Mieux veut donc l’affronter et la dépasser par la suite.
Surgit juste une difficulté : quand l’analyse montre qu’un ou plusieurs éléments de ce qui est de l’ordre de l’institutionnel, – les normes, les règles, les procédures -, sont mal faits ou n’ont pas été respectés, tout de suite un « fautif » risque de nouveau être pointé, celui qui est responsable des règles ou celui qui ne les a pas respectées, sans que les structures dans leur ensemble soient forcément révisées ; celles-ci sont institutionnelles, et l’institution, comme l’État, « n’a jamais tort » (comme la loi, elle peut être bonne ou mauvaise, mais pas fautive ou coupable).
L’horizon que donne l’institution est toujours celui de la loi, et la loi est aveugle ; elle ne justifie personne, au mieux son verdict peut être « non coupable », et cela même là où il y avait peut-être tort (moral).
Le seul horizon dans lequel un travail d’analyse serein peut être entrepris, sans peur d’être « condamné », est celui de la confiance, non pas de la confiance qu’il n’y a pas (eu) problème, mais de la confiance que les uns portent à l’égard des autres, les personnes, les unes en les autres, même là où il pourrait avoir (eu) problème.
Cet horizon est communautaire, une dimension dont se méfie l’institution qui se veut laïque et libérale. Faire équipe n’est pas se protéger mutuellement contre toute critique possible, justifiée ou non, mais entendre et recevoir ensemble la critique, puis l’accepter ou la réfuter avec des arguments, après l’avoir analysée.
3. La dimension délicate du pardon, plus que résilience
Sereinement revenir sur les événements n’est possible, comme je disais, que dans une atmosphère de confiance. Confiance, on l’a en des personnes, et des personnes, même là où il y a eu « problème », peuvent garder confiance. Dans une équipe, dans une organisation qui soigne aussi la dimension communautaire, on peut se remettre les uns aux autres, non pas aveuglement, mais consciemment, avec lucidité, connaissant les forces et les faiblesses les uns des autres et connaissant les limites et les failles du « système », donc de l’institution.
En ces cas-là il y a changement de niveau quand il y a eu tort : on peut l’admettre, le corriger ou le réparer si possible et maintenir la confiance. Nous ne sommes plus dans un régime de lois, de règles, de procédures, de sanctions ou de punitions, mais de pardon si faute il y avait.
Cette dimension n’est valable qu’après analyse, après reconnaissance de ce qui s’est passé, de ce qui a été bien fait et de ce qui a été mal fait. L’humilité devient ainsi posture professionnelle (n’oublions pas que profession veut dire deux choses : compétence, métier et « confession »).
Il y en a qui parle de « fatalité », autrefois on disait « coulpe » : vivre avec ce qu’on ne peut pas changer, mais lucidement, et être prêt à changer ce qu’on peut changer.
Armin Kressmann 2011