12ème article de la série On m’appelle handicapé
Je suis handicapé mental, avec « double diagnostic » comme ils disent, pas seulement avec une déficience intellectuelle, mais aussi, comme beaucoup de mes camarades, avec des « troubles mentaux ». En bref, pour le commun des mortels, je ne suis pas seulement idiot, mais aussi fou. « Il a des troubles de comportement » disent-ils. Je ne parle pas, mais quand je me manifeste j’essaie de me dire et de dire ce que je veux dire. C’est clair pour moi, je le ressens, je tiens la chose, mais je ne peux pas la dire ou l’exprimer « convenablement ». Je suis d’une autre culture. Quand je parle, quand j’exprime mes émotions, mes joies et mes peines, mon bien-être et mes angoisses, c’est mon corps qui parle et qui se comporte tel qu’il se comporte. Je suis mon corps. Je ne le maîtrise peu, et parfois pas du tout. Comment dire sa colère, ses peurs ou sa tristesse quand on ne peut pas les dire ? « C’est dur parfois, parce que les gens ne comprennent pas », disait un collègue lors d’un atelier auquel je participe parfois. Peu nombreux sont ceux qui comprennent mon langage.
Quel est mon état d’âme ? Comment vis-je ce que je vis ?
Mes « troubles de comportement » troublent, pas seulement mes accompagnants, mais aussi mes camarades, c’est sûr. Alors je reçois des médicaments, antiépileptiques, anxiolytiques, antidépresseurs, neuroleptiques, tout ce qui est censé éviter des crises et stabiliser mon humeur, me rendre plus calme et serein, me contenir, ce qu’ils font aussi. Mais avec ma manière d’être au monde comme « handicapé mental » et ma manière de percevoir ce monde, cela donne un mélange qui fait que je plane, que la vie passe devant moi, et derrière moi, pardessus, à travers moi, sans que je puisse prendre d’initiatives propres. Elle m’emporte, je flotte, je suis, sans savoir qui je suis, ni quoi, ni où, ni comment. Je suis. C’est parfois agréable, parfois désagréable. Quand c’est bien je me sens bien, comme vous après un bon repas, sur la plage au soleil, après deux ou trois verres de rouge, – et un pastis à l’apéritif, comme disait un psychiatre[1] -, lors de la sieste, entre le réveil et le sommeil, ni dans l’un, ni dans l’autre, mais entre deux. La vie passe, je m’en aperçois, mais je ne la saisis pas, je ne la discerne pas. Quand c’est désagréable, c’est aussi un entre deux, inquiétant sans que je puisse dire pourquoi. Je suis alors vigilant, parce qu’on ne sait jamais, sur le qui-vive. Dans les deux cas je ne pense à rien, le regard fixe, sans rien voir, sans rien entendre, ou tout, sans discerner ce que je vois et j’entends. Tout est en tout et ne rien existe. Réveillé je suis inconscient.
Puis, soudain, dans ce brouillard mal défini, une chose qui sort et s’impose à moi, qui m’envahit ! Un bruit, un son, une personne, une émotion, une lumière, un objet, une parole, un souvenir, un mouvement ou un geste, quelque chose qui remonte en moi, quelque chose qui m’arrive du dehors. Un bond, un saut, un cri, c’est mon corps qui réagit, qui se rebiffe et qui se défend, contre je ne sais pas quoi. Je sursaute : « troubles d’envahissement » disent-ils, et si c’est une personne qui se trouve devant moi, qui fait ob-stacle, je lui tombe dessus. « Il est agressif ». Agressif suis-je quand je me défend contre ce qui m’agresse ?
Qui vive dans un pastis de vie ?
Armin Kressmann 2011, On m’appelle handicapé 12
[1] Georges Saulus, lors d’une formation pour intervenants et accompagnants