Situations extrêmes, soins palliatifs, accompagnement spirituel : quand le père est censé être mère

Aux frontières de la vie, en son début et vers sa fin, en situation extrême, repliés sur nous-mêmes, par la maladie, la souffrance, le handicap sévère, nous sommes terriblement seuls. Aucune logique ne peut consoler celui qui souffre ; nu, les cris et les soupirs, les angoisses et les effrois, les regards et les silences n’appellent qu’une chose, une chose qui n’est pas une chose :

la mère,

celle dont il fallait ou il faudra se séparer un jour, dont il faut, il faudrait au moins, s’émanciper pour devenir ce que nous appelons « soi-même ».Soi-même, qui es-tu quand tu n’es plus toi-même, qui es-tu quand tu n’as jamais pu devenir toi-même ? En situation extrême, les cris et les soupirs, si ce n’est pas le mal et les douleurs qu’ils expriment, c’est  l’appel à la mère, en situation de handicap extrême, souvent, par la force des choses, la mère absente. En situation de handicap, si présente la mère est, on lui reproche d’être trop présente, « fusionnelle », si absente elle est, parce qu’elle ne supporte plus les cris de son enfant, et ses souffrances, on l’accuse d’abandon. Quel choix la mère a-t-elle, quand son enfant n’est pas lui-même, ne peut pas devenir un soi-même ? L’enfant crie, et la maman répond, jusqu’à ce qu’elle ne peut plus répondre, jusqu’à ce qu’elle n’en peut plus.

Un jour, quand l’enfant crie, cet enfant qui est encore un enfant ou qui n’est plus un enfant, un jour, c’est le père, s’il est encore là, avec la maman et son enfant, qui doit, qui devrait répondre.

Un jour, quand l’enfant fait appel au mythos[1], c’est le logos qui répond.

Mais logos n’est logos que pour celui qui comprend ce qu’est le mythos, présence de l’autre quand l’autre est absent, parole, quand les mots n’expliquent rien, sens devant et dans le non-sens, une logique d’un autre ordre, une logique quand on dit : « Ce n’est pas logique », cette logique qui fait que la logique n’est pas seulement logique, mais fait du sens : l’esprit, au-delà des lettres et des mots.

Les situations extrêmes ne sont jamais logiques ; le logos butte.

Comment le père peut-il répondre à l’enfant, quand celui-ci appelle la mère ? Comment répondre au soupir de la créature ?

Comment l’institution, – elle, qui par définition veut être logos -, de la première institution qu’est le langage jusqu’à celle qui se dit État, peut-elle prendre la place de la mère ? C’est une contradiction en soi, ce n’est pas sensé.

Qui peut répondre à l’appel que la créature souffrante adresse à la mère éternelle ?

Dieu, le Père ?

Se dépouiller, renoncer à sa toute-puissance, assumer la croix, pâtir et compatir … couvrir le mythos et y découvrir le sens, lui qui vient d’ailleurs, du dehors du monde du logos.

Au commencement était le logos, mais avant le commencement était le mythos.

D’où toutes nos difficultés dans les soins palliatifs et l’accompagnement spirituel : nous ne pouvons pas prendre la place de la mère, et celui qui le fait, se sacrifie.

Et pourtant, nous devons l’arranger, cette place, envelopper le vide, faire tout pour que puisse, peut-être, y renaître l’être souffrant, renaître ou enfin naître.

« Nous le savons en effet : la création tout entière gémit maintenant encore dans les douleurs de l’enfantement. » (Paul ; Lettre aux Romains, chapitre 8, verset 22)

Accompagnement spirituel, soins palliatifs : faire de sorte que le vide devienne matrice, attendre, patienter, accoucher, et recevoir l’enfant, puis l’envelopper.

« Joseph, son époux, qui était un homme juste et ne voulait pas la diffamer publiquement, résolut de la répudier secrètement. Il avait formé ce projet, et voici que l’Ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit : ‘Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse : ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit Saint. » (évangile selon Matthieu, chapitre 1, versets 19.20)

Armin Kressmann 2011


[1]

« Le projet scientifique (le logos, AK) exprime la volonté de l’homme de tout saisir, de tout tenir de lui-même. Le projet mythique manifeste au contraire sa conviction de dépendre d’une Puissance de laquelle il tient son être pour le présent et pour le futur. Mais le mythe ne traduit jamais purement son intention. Il est originellement ambigu. » (André Malet, suite à R. Bultmann ; Mythos et Logos, La pensée de Rudolf Bultmann ; Labor et Fides, Genève 1962, p. 44).

Dans notre contexte, je mets l’histoire de vie d’un résident du côté mythos, omniprésente, sans être explicite (tout en ne s’occupant que du résident, l’enfant, « il faut faire avec la maman », qu’on le veuille ou non), toute compréhension « scientifique » de ce qui se passe, au niveau biologique, médicale, psychologique, sociale, voire spirituel (à discuter) du côté logos (on pourrait aussi parler de modèle bio-psycho-social). Il est évident que les termes ou les concepts « mère » et « père » ne doivent pas être réduits au biologique, mais sont des figures d’ensembles plus larges, tout en étant en lien étroit avec les mères et les pères biologiques.

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