Handicap, raison, déraison, folie et foi – Une petite anthologie

La formation d’idées est une fonction universelle des entendements humains, qu’il s’agisse de personnes dites normalement constituées, de malades ou de handicapés mentaux ; chacun à sa manière, en fonction de ses propres limites et des limites du monde qui l’environne, produit des idées d’ordre abstrait.[1]

Il est aisé à voir combien l’esprit humain est téméraire et dangereux, même s’il est vif et vigoureux (…). C’est miracle de trouver un grand et vif esprit bien réglé et modéré (…). La sagesse et la folie sont fort voisines. Il n’y qu’un demi-tour de l’une à l’autre : cela se voit aux actions des hommes insensés. La philosophie nous apprend que la mélancolie est propre à tous les deux. De quoi se fait la subtile folie que de la plus subtile sagesse ? C’est pourquoi, dit Aristote, il n’y a point de grand esprit sans quelque mélange de folie …[2]

… il se rencontre peut-être beaucoup d’autres (choses), desquelles on ne peut pas raisonnablement douter (…) : par exemple, que je sois ici, assis près du feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature. Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? si ce n’est peut-être que je me compare à ces insensés (nescio quibus insanis, à je ne sais quels fous), de qui le cerveau est tellement troublé et offusqués par les noirs vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre, lorsqu’ils sont tout nus ; ou s’imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. Mais quoi ? ce sont des fous (sed amentes sunt isti), et je ne serais moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples.[3]

En 1961, Foucault avait cru pouvoir trouver dans ces quelques lignes de la Première Méditation le témoignage d’un tournant historique dans l’appréhension et dans le traitement pratique de la folie. Au cours des siècles précédents, le fou avait conservé sa place dans la Cité, ou du moins dans le village, cette place étant associée à la représentation commune, mais aussi lettrée, d’une certaine proximité entre folie et sagesse … Cette certitude de n’être pas fou, qui manquait encore à Montaigne, « Descartes, maintenant, l’a acquise, et s’y tient solidement : la folie ne peut plus le concerner ».[4]

Et voilà que dans les dernières années du siècle (XVème, AK), cette grande inquiétude pivote sur elle-même ; la dérision de la folie prend la relève de la mort et de son sérieux … La folie est le déjà-là de la mort. … En ce sens, l’expérience de la folie est en rigoureuse continuité avec celle de la lèpre. Le rituel d’exclusion du lépreux montrait qu’il était, vivant, la présence même de la mort.[5]

Im 18. August 1939 wurde durch einen (nicht veröffentlichten) Runderlass des Reichsinnenministers eine „Meldepflicht über missgestaltet usw. Neugeborene“ verfügt, Für den Nichteingweihten scheinbar eine Massnahme für wissenschaftliche und statistische Zwecke. Danach wurden Hebammen, Ärzte, Entbindungsanstalten sowie die Kinderabteilungen der Krankenhäuser verpflichtet, „schwere angeborene Leiden“ den Gesundheitsämtern zu melden, die diese Information an den Reichsausschuss weiterzuleiten hatten. Die Meldepflicht betraf nicht nur Neugeborene, sondern Kinder bis zur Vollendung des dritten Lebensjahres.

Innerhalb weniger Monate wurde die geplante Tötung missgebildeter Kinder zu einem Mordprogramm für geistig behinderte Erwachsene ausgeweitet … Mit Hilfe des Kriminaltechnischen Instituts des Reichskriminalpolizeiamtes wurde eine geeignet scheinende Tötungsmethode gefunden: Vergiftung dur Kohlenmonoxid.[6]

Was sich überhaupt sagen lässt, lässt sich klar sagen ; und wovon man nicht reden kann, darüber muss man schweigen.[7]

Wovon man nicht sprechen kann, darüber musse man schweigen.[8]

Die Grenzen meiner Sprache bedeuten die Grenzen meiner Welt.[9]

Die Lösung des Rätsels des Lebens in Raum und Zeit liegt ausserhalb von Raum und Zeit. (Nicht Probleme der Naturwissenschaften sind ja zu lösen.)[10]

An einen Gott glauben heisst, die Frage nach dem Sinn des Lebens verstehen.

An einen Gott glauben heisst sehen, dass es mit den Tatsachen der Welt noch nicht abgetan ist.

An Gott glauben heisst einsehen, das das Leben einen Sinn hat.

Die Welt ist mir gegeben, d.h. mein Wille tritt an die Welt ganz von aussen als an etwas Fertiges heran. …

Daher haben wir des Gefühl, dass wir von einem fremden Willen abhängig sind.

Wie dem auch sei, jedenfalls sind wir in einem gewissen Sinne abhängig und das, wovon wir abhängig sind, können wir Gott nennen.[11]

La philosophie occidentale moderne pourrait en effet se définir comme une tentative de retraduire les grands concepts de la religion chrétienne à l’intérieur d’un discours laïcs, c’est-à-dire d’un discours rationaliste.[12]

Le religieux apparaît comme l’horizon des expériences vécues pas les êtres humains.[13]

Il me semble exact que les morales laïques ne parviennent pas à prendre en charge l’ensemble de l’expérience des individus d’aujourd’hui. Le discours moral, tel que nos sociétés l’entendent (c’est-à-dire le réglage du rapport à autrui selon la norme de réciprocité) ne répond pas à tout.[14]

Ein Notschrei kann nicht grösser sein, als der eines Menschen.

Oder auch keine Not kann grösser sein, als die, in der ein einzelner Mensch sein kann.

Ein Mensch kann daher in unendlicher Not sein und also unendliche Hilfe brauchen.

Die christliche Religion ist nur für den, der unendliche Hilfe braucht, also nur für den, der unendliche Not fühlt.

Der ganze Erdball kann nicht in grösserer Not sein als eine Seele.

Der christliche Glaube – so meine ich – ist Zuflucht in dieser höchsten Not.

Wem es in disere Not gegeben ist, sein Herz zu öffnen, statt es zusammenzuziehen, der nimmt das Heilmittel ins Herz auf.

Wer das Herz so öffnet im reuigen Bekenntnis zu Gott, öffnet es auch für die Anderen. Er verliert damit seine Würde als ausgezeichneter Mensch und wird daher wie ein Kind. Nämlich ohne Amt, Würde und Abstand von den Anderen. Sich vor den Anderen öffnen kann man nur aus einer besonderen Art von Liebe.[15]

(Par rapport au délire) : Ce que Pinel visiblement ne parvient pas à saisir en 1817 dans le propos d’Esquirol … le présupposé de ce que derrière ce qui nous apparaît comme non-sens, il doit y avoir une raison cachée de la déraison, une « idée-mère », selon le propre terme d’Esquirol, ou un déclenchement initial auquel il faut remonter pour comprendre.[16]

(La folie est) un simple dérangement, une simple contradiction à l’intérieur de la raison, laquelle se trouve encore présente.[17]

Je n’ai pas examiné les cas les plus extrêmes, mais ce n’est pas pour dénier leur importance. J’estime qu’il est évident, et admis par le sens commun, que nous avons un devoir envers tous les êtres humains, quelle que soit la gravité du handicap qui les touche. La question porte sur l’importance de ces devoirs lorsqu’ils entrent en conflit avec d’autres revendications. Il nous faut envisager d’examiner si la justice comme équité peut être étendue pour produire des orientations dans ces cas, et sinon, si elle doit être rejetée plutôt que complétée par une autre conception. Il est prématuré d’aborder ici ces questions. La justice comme équité est présentée surtout comme une tentative de formulation d’une position claire et précise de ce qui a été la question fondamentale de la philosophie politique dans la tradition démocratique : quels sont les principes les plus appropriés pour spécifier les termes équitables de la coopération lorsque la société est conçue comme un système de coopération entre citoyens conçus comme libres et égaux, et comme des membres normaux et pleinement coopérants de la société pendant une vie complète ? Une méthode qui nous permet de traiter cette question d’une manière praticable vaut sans doute d’être recherchée. Je ne sais pas dans quelle mesure la justice comme équité peut être étendue avec succès pour s’appliquer au type de cas les plus extrêmes.[18]

La vérité se cherche dans l’autre, mais par celui qui ne manque de rien. La distance est infranchissable et, à la fois, franchie. … La vérité surgit là où un être séparé de l’autre ne s’abîme pas en lui, mais lui parle.[19]

L’altérité de l’Autre, ici, ne résulte pas de son identité, mais la constitue : l’Autre est Autrui. Autrui en tant qu’autrui se situe dans une dimension de la hauteur et de l’abaissement – glorieux abaissement ; il a la face du pauvre, de l’étranger, de la veuve et de l’orphelin et, à la fois, du maître appelé à investir et à justifier ma liberté.[20]

A l’alternative : soit l’étrang(èr)eté selon Heidegger, soit l’extériorité selon E. Lévinas, j’opposerai avec obstination le caractère original et originaire de ce qui m’apparaît constituer la troisième modalité d’altérité, à savoir l’être-enjoint en tant que structure de l’ipséité [21]. (remarque d’A. Kressmann : ipséité « Selbstheit », opposée à mêmeté « Gleicheheit » ; je dirais peut-être « soi-même-té »).

Partageant avec E. Lévinas la conviction qu’autrui est le chemin obligé de l’injonction, je me permettrai de souligner, plus qu’il ne voudrait sans doute, la nécessité de maintenir une certaine équivocité au plan purement philosophique du statut de l’Autre, surtout si l’altérité de la conscience doit être tenue pour irréductible à celle d’autrui. Certes, E. Lévinas ne manque pas de dire que le visage est la trace de l’Autre. La catégorie de la trace paraît ainsi corriger autant que compléter celle d’épiphanie. Peut-être le philosophe, en tant que philosophe, doit-il avouer qu’il ne sait pas et ne peut pas dire si cet Autre, source de l’injonction, est un autrui que je puisse envisager ou qui puisse me dévisager, ou mes ancêtres dont il n’y a point de représentation, tant ma dette à leur égard est constitutive de moi-même, ou Dieu – Dieu vivant, Dieu absent – ou une place vide. Sur cette aporie de l’Autre, le discours philosophique s’arrête.[22]

Lorsque l’identité sociale d’un individu s’écarte au réel de ce qu’elle est au virtuel, nous, les normaux qui entrons en contacte avec lui, pouvons soit le savoir déjà, soit nous en apercevoir dès l’abord. Il s’agit alors d’un individu discrédité … Dans ce cas, l’attitude la plus fréquente consiste à ne pas reconnaître ouvertement ce qui en lui le discrédite, en un effort attentif d’indifférence qui s’accompagne souvent d’une tension, d’une incertitude et d’une ambiguïté ressenties par tous les participants, et surtout par le stigmatisé.[23]

Il ressort donc que le maniement du stigmate constitue un trait général de la société, un procédé à l’œuvre partout où prévalent des normes d’identité. Il reste identique à lui-même, qu’il s’agisse d’une déviation majeure du type traditionnellement défini comme stigmatique, ou d’un écart dérisoire dont on a honte d’avoir honte. Il est par conséquent permis de soupçonner que le rôle du normal et celui du stigmatisé appartiennent au même complexe : deux coupons de la même étoffe.[24]

The disabled person fits into the mold of liminality far better than into the model of social deviance followed by sociologists. Writing about ritual process in primitive societies, Vicor Turner says, “… liminality is frequently likened to death, to being in womb, to invisibility, to darkness, to bisexuality, to the wilderness, and to an eclipse of the sun or moon.” How well this fits everything we have discussed: the occasional rumor of my death, the social invisibility of the disabled, the attribution of asexuality in popular mind, the unisex hospital room, and the blurring of sex roles within the community of the handicapped. The disabled are more than deviants. They are the antiphony of everyday life.[25]

Is death preferable to disablement ? No, it is not, for this choice would deny the only meaning that we can attach to all life, whatever its limitations. The notion that one is better off dead than disabled is nothing less then the ultimate aspersion against the physically impaired, for it questions the value of their lives and their very right to exist. But exist we will, for all other meanings and values are arbitrary and culturally relative, then the only transcendent value is life itself. Life is at once both its own means and its end, a gift that should neither be refused nor cast off, except in utmost extremity.[26]

La transcendalité est la principale caractéristique du discours philosophique, qui emploie et donne valeur d’existence à une multitude de concepts transcendantaux.[27]

… un concept transcendantal unique émerge du lot, comme le cas particulier par excellence. Nous avons jusqu’ici parlé de concepts transcendentaux qui ont servi à « transcender » le monde. … Nous verrons qu’il en existe un dont la puissance explicative, simplificatrice, synthétique, est telle qu’il transcende les humains eux-mêmes. Ce concept, les « Grecs » ne le connaissaient pas : il s’agit du concept de « Dieu », c’est-à-dire l’unique concept doué de transcendantalité qui possède également la transcendance ![28]

Ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes.[29]


[1] N. Farouki, La foi et la raison, p. 13

[2] P. Charron, De la Sagesse (1601), cité par M. Foucault, Histoire de la folie, p.45s

[3] R. Descartes, Méditations métaphysiques (1641), 1F4

[4] D. Kambouchner, Les Méditations métaphysique de Descartes, p. 383s ; M. Foucault, Histoire de la folie, p. 58

[5] M. Foucault, Histoire de la folie, p. 26 et note 2.

[6] P. Longerich, Politik der Vernichtung, Eine Gesamtdarstellung der nationalsozialistischen Judenverfolgung, p. 235

[7] L. Wittgenstein, Tractatus, Vorwort

[8] Tractatus 7

[9] Tractatus 5.6

[10] Tractatus 6.4312

[11] L. Wittgenstein, Tagebuchaufzeichnungen 8.7.1916

[12] L. Ferry, Le religieux après la religion, p. 22s

[13] idem p. 23

[14] M. Gauchet, Le religieux après la religion, p.33

[15] L. Wittgenstein, Bemerkungen über Glauben und Religion ca. 1944

[16] M. Gauchet, G. Swain, La pratique de l’esprit humain, p.28

[17] G.W.F. Hegel, Encyclopédie, p. 376

[18] J. Rawls, La justice comme équité, note p. 239

[19] E. Lévinas, Totalité et infini, p. 56

[20] idem p. 281

[21] P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, p. 408s

[22] idem p. 409

[23] E. Goffman, Sigmate, p. 57

[24] idem p. 153

[25] R. Murphy, The Body Silent, The different world of the disabled, p. 135

[26] idem p. 230

[27] N. Farouki, La foi et la raison, p. 136

[28] idem p. 177

[29] Paul de Tarse, Première lettre aux Corinthiens 1,25

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