Le rôle social du handicap et de la folie

1. A travers le phénomène du handicap et de la « folie » l’État libéral est défié et sera amené à clairement afficher quel libéralisme il veut défendre, un libéralisme économique ou un libéralisme politique et philosophique d’une tradition plutôt utilitariste (le bien-être pour le plus grand nombre) ou un libéralisme fondé sur d’autres principes (comme l’autonomie et la dignité de la personne humaine issues de la tradition kantienne par exemple).

2. « Handicap et folie, ça dérange » disait un responsable d’institution socio-éducative. Ces phénomènes questionnent la société dans ses a priori, ses certitudes et ses préjugés. Ils sont une invitation à constamment revisiter et réviser les classements et les déclassements qui lui sont inhérents, tous ces rangements qui arrangent des intérêts particuliers en défaveur des intérêts collectifs et universels[1]. Ils mettent à l’épreuve toute théorie de société et plus particulièrement l’universalisme des droits humains prôné par la tradition judéo-chrétienne et par l’humanisme philosophique.

Notre société mise sur la réussite et le succès, les stars et autres vedettes la définissent et donnent le ton ; que le meilleur n’est assez bon. « The winner takes all », celui qui gagne prend tout. C’est ce qui fait de nous une société en échec, une société de « ratés », parce que meilleur il ne peut avoir qu’un ; les autres sont des perdants. Et même le meilleur risque à tout moment de perdre son statut et l’angoisse de l’échec l’accompagne tout au long de son succès. Le « mythe californien » est un leurre, être jeune, riche, beau et en bonne santé est plus qu’éphémère. Intuitivement, on l’a compris, l’ambiance est à la déprime, l’apparence cache mal le mal-être.

« Handicap et folie », pour cette société-là, représentent le « raté » dans la nature par excellence. En conséquence, vivre et survivre avec « handicap et folie » représentent succès et réussites par excellence. Le reconnaître ferait de nous une société de gagnants, vainqueurs des obstacles qui nous menacent tous.

Ainsi le terme «d’invalidité » (Assurance d’invalidité) et tout ce qu’il véhicule font partie d’une autre époque ; il est aujourd’hui dépassé et devenu inadmissible. Les personnes handicapées ou touchées par la « folie », – sans renier leur souffrance, au contraire -, témoignent de cette validité qui surmonte les « ratés de la nature » (que nous avons ou que nous sommes quelque part tous, tous voués à la disparition, afin que d’autres puissent naître et grandir ; c’est ça la nature). C’est pour cette raison que les personnes en situation de handicap grave reçoivent une rente, une rente qui ne devrait plus appeler « rente », mais rémunération. Parce qu’elles sont valides et non pas parce qu’elles sont invalides ! Comme reconnaissance de leur validité et comme validation de leur réussite ! Réussir sa vie contre les handicaps que nature et société leur imposent !

3. Alors, dans l’État libéral, respectant l’égalité de tous dans leur différence, la personne handicapée ou touchée par la « folie », et notamment la personne mentalement handicapée, « incarne » et « symbolise » par excellence l’altérité d’autrui qui, une fois respectée, me permet d’exister moi dans ma différence et dans ma particularité comme autre parmi des égaux.

4. Une fois reconnu dans ma différence, je peux partager mes privilèges avec les personnes défavorisées, dont les personnes handicapées, et ainsi vivre la solidarité qui me permettra de consolider la reconnaissance dont j’ai besoin pour être bien là où je suis, malgré mon handicap et mes folies.

5. En conséquence, « handicap et folie » sont par excellence lieux d’humanité et résument une partie importante de la condition humaine.

« Etat libéral : entre le bien-être économique pour le plus grand nombre et le respect éthique de la différence ».

Armin Kressmann


[1] « … il (le handicapé) empêche la société des hommes d’ériger en droit, et en modèle à imiter, la ‘santé’, la vigueur, la force, l’astuce et l’intelligence. Il est cette écharde, au flanc du groupe social, qui empêche la folie des certitudes et de l’identification à un unique modèle. Oui, c’est ‘la folie des bien-portants’ que dénoncent l’enfant mongolien, la femme sans bras, le travailleur en fauteuil roulant. » (Henri-Jacques Stiker ; Corps infirmes et sociétés ; Dunond, Paris 2005, p. 9) Le handicap comme mesure contre des totalitarisme ? Est-ce la raison pour laquelle tout système politique totalitaire ne supporte pas la folie et écarte et élimine les personnes handicapées ? Mais, ces considérations, les miennes incluses, ne sont-elles pas de nouveau une instrumentalisation, alors une réification des personnes en situation de handicap ? Aussi à réfléchir donne le danger de « totalisation », de contrôle total sur ses résidents, qui guette toute institution sociale. L’être humain ne semble pas pouvoir résister au désir de vouloir tout ramener au même.

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