C’est l’institution qui handicape – La définition du handicap

« Le modèle du ‘handicap’ se heurte à une série de contradictions … Les personnes handicapées sont le rappel de la finitude, mais il ne faut pas que cela parle trop fort ! … On ne fera pas l’économie de mesures particulières, pour que les personnes présentant des difficultés, toujours elles-mêmes spécifiques, puissent vivre pleinement parmi les autres. Mais toute la différence est entre des mesures particulières dans des détours, des mises à part, des institutions spécialisées et des mesures particulières dans le tissu ordinaire de la vie sociale. D’une formule un peu abrupte, on pourrait dire qu’il faut déspécialiser les espaces spécialisés et re-spécialiser les espaces communs. Autrement dit, transférer dans l’espace commun la connaissance acquise dans l’espace spécialisé ». (H.J. Stiker, Déficiences motrices et situations de handicap ; APF, Paris 2002)

1) Partons de ce qu’on appelle « handicap »

Aujourd’hui le « handicap » se définit comme résultante d’une interaction entre facteurs personnels et facteurs environnementaux. Une des plus synthétiques des définitions multiples du handicap qui existent a été formulée par le « Forum des associations représentatives de personnes handicapées » :

Le handicap apparaît dans l’interaction entre la déficience, la limitation fonctionnelle et une société qui produit des barrières empêchant l’intégration.

Au Québec, P. Fougeyrollas parle d’un « Processus de production du handicap (PPH) ». Pour l’OMS, dans sa « Classification internationale du fonctionnement du handicap et de la santé » (CIF), le handicap

« désigne les déficiences, limitations d’activité et restrictions de participation. Il désigne les aspects négatifs de l’interaction entre un individu (ayant un problème de santé) et les facteurs contextuels dans lesquels il évolue (environnementaux et personnels) ».

Déficiences intrinsèques, mentales, motrices, sensorielles, psychiques et incapacités (à mémoriser, à communiquer, à marcher, à sentir, etc.) d’un côté, et limitations extrinsèques de l’autre, c’est ce qui caractérise le handicap. Les limitations peuvent être d’ordre naturel ou d’ordre social. Etonnant est le fait que parmi les phénomènes divers de production possible et réels de handicap seulement certains sont ressentis et qualifiés comme « handicaps ». Ce qui s’inscrit dans « l’ordre naturel des choses » ne l’est moins ou pas du tout, l’enfance évidemment, mais aussi la vieillesse, des maladies chroniques, des accidents cérébro-vasculaires, etc. ; d’autres phénomènes comme la toxicomanie ayant des effets et des aspects handicapants prononcés ne le sont non plus.

Je formule maintenant l’hypothèse suivante :

Au niveau des représentations, le « handicap » surgit là où il y a confrontation de déficience et d’incapacité avec « institution », avec le fait institutionnel (l’ordre social institué, c’est-à-dire avec une dimension de droit positif, lois, normes et règles). Quand on parle d’un contexte naturel, le phénomène « handicap » ne semble pas exister ; on parle de maladie, de déficience, d’inaptitude ou d’incapacité.

Osons-nous dire que c’est l’institution, ou l’institutionnel, qui produit le handicap ?

2) Transfert dans l’espace commun

Par là nous avons procédé au « transfert dans l’espace commun » dont parle H.J. Stiker (cf. plus haut). Le « handicap » est un phénomène « institutionnel » ; l’institutionnel produit le handicap, en préserve, le reprend, le compense, le suspend et le reproduit de nouveau. Quand une déficience ou une incapacité individuelle dérange l’institution il y a handicap ; quand l’institution se laisse déranger, intègre et compense la déficience ou l’incapacité, il y a compensation du déficit ou de l’incapacité et suspension du handicap. Il y a nouvelles lois, nouvelles normes et nouvelles règles. L’espace institutionnel s’élargit ; l’institution se renouvelle, elle évolue et se donne de nouvelles perspectives, va vers une plus grande universalité. En fin de comptes la cité s’agrandit. Nous sommes dans un processus de changement, dans une dynamique de vie.

Par contre, si l’institution ne se laisse pas déranger, il y a maltraitance et exclusion, voire élimination physique. L’espace institutionnel se rétrécit, la cité devient de plus en plus exclusive, se meurt enfin.

D’une manière plus technique :

J’appelle l’interaction entre un individu et un collectif « handicap » quand, à cause de leurs déficiences et de leurs incapacités respectives, une institution, au lieu de le promouvoir, entrave le développement de la personne d’un sujet et son intégration dans une communauté.

Le « phénomène handicap », comme terme générique, nous apparaît alors à travers une multitude de phénomènes ; on peut les aborder à partir des individus, vus comme sujets ou comme personnes, ou à partir des collectifs, vus comme institutions ou comme communautés. Cette double entrée est récente, et encore aujourd’hui la focalisation sur l’individu (ses déficiences, ses incapacités, ses déviances, ses inaptitudes, etc.) l’emporte largement sur une perspective collective, communautaire et institutionnelle (les obstacles et les barrières, les entraves et les résistances, les déficiences et les incapacités du « système »). Toujours et encore l’origine du handicap est d’abord cherchée du côté de l’individu : c’est la victime qui est « coupable ». Pourtant, dans son parcours de vie, chacun et chacune de nous est par moment et d’une manière plus ou moins prononcée et aigue objet de handicap, plus ou moins handicapé. Pour bien comprendre le phénomène du handicap, nous devons donc changer de perspective et porter notre regard aussi sur les institutions et les communautés. C’est cet angle qui m’intéresse en premier lieu ; il m’amènera à des phénomènes qui, en premier abord, ne sont pas considérés comme faisant partie du phénomène handicap. Je pense, pour bien parler aujourd’hui du phénomène handicap, il ne faut plus parler des « personnes handicapées ».

3) Un pas de plus : le handicap comme altérité

Si le phénomène du dérangement est vécu comme interpellation venant d’un autre qui vient d’ailleurs, du dehors de l’espace institutionnel, de l’extérieur de la cité, elle est invitation par et à une transcendance. Ainsi s’ouvre le champ de la théologie : se mettre à l’écoute de l’altérité, se mettre à l’écoute de ce que celle-ci dit et révèle d’elle-même. L’inaccessible se donne et devient accessible.

Dans ce monde, handicap mental et folie sont altérités par excellence, au-delà de la raison, transcendances immanentes.

4) Se laisser transcender

Et voilà la visée, un projet personnel : l’altérité qui s’offre à travers le handicap et la folie, sa découverte, la lumière qu’elle jette sur moi-même, un éclairage de mon handicap, enfin la reconnaissance et la suspension de celui-ci ! Devenir soi-même accessible à soi-même, dans sa propre étrangeté, dans son altérité, un dépassement de l’angoisse que je ressens devant l’altérité de moi-même, une meilleure pratique de soi-même, à travers la pratique de l’autre ! Devenir auteur de sa vie avec un langage éthique, une grammaire éthique autant personnels qu’universels !

Armin Kressmann

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