Significations du handicap mental 9 – Et il s’agit d’une méthodo-logie

Significations du handicap mental : 9 Et il s’agit d’une « méthodo-logie »

La matière que je travaille, le handicap mental, n’est pas seulement marginale et marginalisée, mais, étant à la marge et renvoyant au-delà de la marge, beaucoup plus étendue que ce qui est considéré comme central. Etant périphérie elle englobe l’ensemble, le contient donc. Nous touchons ici à un point fondamental : l’exception n’est pas le handicap (mental), mais ce que nous appelons la normalité. La normalité fait partie d’un univers infiniment plus large qu’est celui des exceptions. La normalité est la plus petite des poupées à l’intérieur d’une babouchka, d’un ensemble de poupées russes dont nous ne savons pas laquelle est la plus grande, la folie ou le génie. La normalité est une réduction, parler de normalité du réductionnisme ; toute science est réductionnisme, la théologie, touchant la question de Dieu, tout particulièrement. Travailler par blog Internet est une manière de reconnaître ceci. Je dis, hic et nunc, ce qui est à dire, je ne dis rien, et en ne rien disant, je dis tout, tout ce qui est à dire.

En conséquence, ma méthodologie n’est pas uniforme et rectiligne, mais un composite de méthodologies diverses, autant scientifiques expérimentales que phénoménologiques, une réflexion plus ou moins libre et originale qui veut répondre à d’autres critères formelles :

–         l’immersion, avec ce qui va avec elle, la suspension de mes « pré-jugés », mon « pré-savoir », « Vorwissen »

–         la rencontre, où je ne sais plus qui est le plus handicapé, donc sujet et objet de l’étude

–         la perception des phénomènes, de ce qui apparaît, qui s’offre à moi

–         la ré-flexion, pour sortir de l’envahissement inévitablement subi lors de la rencontre, de la confrontation avec le objet-sujet de l’étude

–         la reprise, le développement et l’établissement de théories (dogmes), à ne pas confondre avec la vérité (parce que celle-ci en l’occurrence dans le domaine qui est le nôtre est une personne)

–         la formulation d’hypothèses soutenant ou interpellant ces théories (relecture des dogmes, donc « re-ligion »[1])

–         l’« examination » (« Überprüfung ») des ces hypothèses, à ne pas confondre avec une quelconque « vérification »,

–         mais en les confrontant avec une réalité (« Erfahrungswirklichkeit », biblique, historique ou actuelle) dans laquelle elles font leur preuve (« opérationnalité ») ou non (« falsification »)

–         cela d’une manière en principe reproductible, mais dans une réalité, celle des exceptions, où la reproductibilité reste problématique

–         et enfin, à partir de là, la révision du regard porté sur le et les sujets de mes recherches, – ma manière de les percevoir, donc mes théories (dogmes) posées sur eux -,

–         pour les rencontrer finalement plus librement, en pouvant être moi-même sans être bouleversé en ce que je suis, « envahi »[2], ce qu’on pourrait aussi appeler « bonne distance professionnelle », rapprochement ou éloignement, selon ses et leurs besoins

Tout cela en sachant que dans notre univers ou « terrain », la réalité du handicap mental et du handicap profond ou sévère, l’implication de « l’observateur » ou du « chercheur » et la complexité du « sujet » sont telles que la prise de distance « scientifique », – comme celles qui se disent « thérapeutique », « professionnelle » ou « pédagogique » -, reste fondamentalement illusoire et n’est formellement possible qu’à travers la reconnaissance scientifique, donc rationnelle, de cette illusion, par une suspension volontaire et consciente du savoir préconçu (les théories, indispensables, non pas pour comprendre le « sujet », mais pour ne pas se perdre soi-même et se laisser envahir par lui) devant des situations peut-être définitivement incompréhensibles.

„Die Sachen selbst, um die es dabei geht, liegen uns nicht unverdeckt vor Augen, sie sind da und nicht da, bekannt und verkannt zugleich. Ihre Freilegung bedeutet die Ausübung einer phänomenologischen Epoché … eine Arbeit des Abbaus … Dekonstruktion (Derrida)

… eine Philosophie ‚von unten’ (Husserl), in der die Aufbaugesetze aus der anschaulichen Beschreibung der Sache selbst gewonnen werden.

Nicht von den Philosophien, auch nicht von positiven Wissenschaften, ‚sondern von den Sachen und Problemen selbst, muss der Antrieb der Forschung ausgehen’ (Husserl)

‚… die Gesichtspunkte, nach denen die Sachen betrachtet und behandelt werden, sind aus dem Anblick der Sache selbst zu entwickeln.’ (Husserl). Erkenntnis ist nichts anderes als eine Bewegung, die aus anfänglicher Anschauungsferne bis zu ‚absoluter Nähe’ führt, und Wahrheit … bedeutet, dass das Gemeinte sich so zeigt, wie es gemeint ist, und so gemeint ist, wie es sich selbst zeigt. … Es handelt sich um einen Prozess, in dem Sachgehalt und Zugangsart unauflöslich miteinander verschränkt sind. ‘Anders wahrnehmen, ist Anderes wahrnehmen’  (Lévinas) » (Bernhard Waldenfels ; Einführung in die Phänomenologie ; UTB, Fink, München 1992, p. 18s)

On pourrait me dire, reprocher même, que j’abuse des personnes handicapées comme objets de recherche, que je les instrumentalise donc. Un tel reproche, – que certains résidents formulent d’ailleurs régulièrement quand des accompagnants ou thérapeutes font leurs travaux de séminaire ou de fin d’études à leur sujet -, serait justifié si je me mettais entièrement en position d’observateur, en dehors de ce qu’ils vivent. Mais ce n’est pas le cas, au contraire : l’objet de mes « recherches » est en dernière instance moi-même, ce que je vis moi avec eux. Il s’agit d’une compréhension de soi-même, là où l’autre, par principe même, reste inatteignable. Si nous comprenons quelque chose à travers les études et les réflexions que je mène, ce n’est pas sur eux, mais sur nous, notre capacité et surtout incapacité de faire et vivre avec ce que nous ne comprenons pas, une transcendance, soit-elle immanente ou transcendante. Co-naissance sur et avec eux peut-il avoir seulement au moment où naissance, donc « faire avec eux », « vivre avec eux » il y a. C’est ce qu’ont compris les fondateurs et fondatrices, collaborateurs et collaboratrices d’établissements avec  connotation communautaire forte, ces institutions auxquelles ont reproche aujourd’hui régulièrement du « communautarisme », parce qu’elles sont aussi plus résistantes aux immiscions institutionnalisées, standardisantes, étatiques, donc moins facilement contrôlables[3].

Armin Kressmann 2011


[2] Donc sans être envahi par les « troubles d’envahissement » qui sont ceux d’un bon nombre des personnes mentalement handicapées.

[3] Ce qui ne veut pas dire que j’aie quelque chose contre la régulation par l’État là où elle a sa place, quand, seulement quand il y a danger pour le développement et l’épanouissement des personnes confiées aux institutions. Le reste est à réguler avec les résidents eux-mêmes, et avec les familles et les représentants légaux là où cela n’est pas possible, sur une base privée et non pas publique.

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