« Handicapé mental » : ce qui n’a pas de nom n’existe pas

 

6ème article de la série On m’appelle handicapé

Le statut des « handicapés mentaux » est ambigu. Nous sommes toujours entre deux chaises, « sur le seuil » comme disent certains,

 

entre l’être et le non-être,

la vie et la mort,

le ciel et la terre,

la raison et la folie,

l’ici et l’ailleurs,

le même et l’autre.

 

Démons ou anges, monstres ou saints, notre existence pousse tout à sa limite, la famille, l’école, le monde du travail, la médecine, les soins, l’éducation, même l’État. Nous nous retrouvons constamment tiraillés entre les mouvements qui veulent faire de nous des gens comme tout le monde, citoyens autonomes et responsables, et les courants qui voient en nous des exceptions, – qu’est-ce d’ailleurs ? -, qu’il faut traiter en tant que telle, d’un côté ou de l’autre. Oui, nous sommes extraordinaires et, dans ce sens, nous dépassons l’ordinaire. Mais qui aimerait être juste ordinaire ? Et connaîtrions-nous l’ordinaire sans connaître l’extraordinaire ? Même nous nommer est  un casse-tête, comme nous l’avons vu. Ce qu’on ne sait pas nommer, existe-t-il ? Les aveugles sont des aveugles, les sourds des sourds et les paraplégiques des paraplégiques. Mais nous, les handicapés mentaux, les « démentaux » ou « amentaux » ? Ce qui n’a pas de nom ne se laisse pas représenter. Et quand il se manifeste, quand il fait irruption dans le présent, il fait violence, et avec la violence il y a traumatisme et culpabilité.

 

C’est la première expérience que font nos familles, nos parents et nos frères et sœurs, quand nous apparaissons dans leur vie ; ils sont traumatisés, ne savent pas quoi faire de nous, aimeraient disparaître avec nous et culpabilisent à cause de leurs sentiments qui les envahissent, les dépassent et leur font peur en même temps. Et parce que personne n’a de réponse au scandale qui les touche et les bouleverse ainsi, et dont je suis porteur, on les laisse seuls avec leurs questionnements et leurs interrogations. C’est ainsi que je deviens fardeau, porteur d’un stigmate, de pensées noires et de désirs de meurtre[1]. Je tremble quand j’y pense et j’aimerais me cacher sous ma couverture. Ma couverture, mon pallium, protection et cache-honte !

 

Anormaux comme nous sommes, par définition nous sommes aussi inclassables. Pire, les classes et les catégories habituelles elles-mêmes ne fonctionnent plus quand il s’agit de les appliquer à notre condition[2]. Les institutions s’effritent avec nous, le langage manque de mots. Nous sommes sur le seuil, ni dedans ni dehors, toujours entre. L’entre est notre lieu de vie : nous sommes des êtres spirituels, et cette condition, profondément humaine, est inscrite dans notre corps. Stigmate ! Entre la croix et la résurrection, Vendredi saint et Pâques, dans le non-lieu qu’est Samedi saint.

Armin Kressmann 2011, On m’appelle handicapé 6

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[1] « La maladie, la mort et la ‘monstruosité’ se rejoignent sans doute en un point : dans le désir du meurtre. Il ne faut pas se cacher que la grande infirmité, surtout mentale, fait sourdre une telle envie de la voir disparaître qu’il faut l’appeler par son nom. En germe, l’envie de tuer se porte sur tous ceux qui subissent une atteinte. » (Henri-Jacques Stiker ; Corps infirmes et sociétés ; Dunond, Paris 2005, p. 7)

[2] « La première peur est une gêne, une sorte de pénibilité qui nous est imposée par l’être qui n’est plus dans nos normes habituelles … notre vie éclate, nos projets s’effondrent ; et au-delà de nous, individus, les différentes organisations sociales apparaissent rigides, fermées, hostiles : il faudra les faire voler en morceaux. En nous, ou autour de nous, l’avènement d’un ‘handicap’ constitue une désorganisation à la fois concrète et sociale. Mais de là nous apercevons une autre désorganisation, bien davantage profonde et douloureuse : celle de nos compréhensions acquises, celle de nos ‘valeurs’ établies. » (p. 3)

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