Le handicap comme « Gestalt » : spiritualité – forme, structure, configuration, système

Spiritualité et spiritualités

Ce que Georges Saulus a introduit à travers sa conception structurale du (poly)handicap nous met sur une piste pour mieux comprendre ce qui constitue la dimension spirituelle de l’être humain.

Cette dernière, demandais-je, est-ce une dimension qui s’ajoute au bio-psycho-social ou est-ce ce qui tient ensemble celui-ci ? En ce deuxième cas, y aurait-il encore une quatrième dimension, et si oui, de quoi s’agirait-il ?

La structure d’un handicap peut être caractérisée par ce qui se dit en allemand « Gestalt ». Intraduisible en soi, plusieurs termes français sont utilisés pour l’exprimer, notamment « structure », « forme », « système » et « configuration ». A leur manière tous participent à ce qui est « Gestalt » :

un ensemble d’éléments interdépendants, de sorte que l’ensemble ne peut pas être identifié à la somme des éléments et que les éléments ne peuvent pas être isolés ni de l’ensemble, ni des autres éléments sans perdre leur caractéristique.

Dans la « Gestalt » c’est l’ensemble qui prime sur les éléments, au point que les éléments dans l’apparition de ce qui est ou a une « Gestalt » disparaissent. La caractéristique d’apparition et par là de phénomène est fondamentale pour toute « Gestalt », par conséquent aussi une dynamique qui provoque des réactions immédiates, souvent émotionnelles, positives ou négatives, notamment de joie ou de peur. Ange et démon ont une « Gestalt » forte. Dans toute « Gestalt » il y a plus ou moins personnalisation et présence d’esprit, caractère pourrait-on dire en l’occurrence. Cette dynamique s’exprime aussi à travers le verbe « gestalten », donner une forme, créer, composer, donner vie à ce qui est créé.

« Gestalten signifie ‘mettre en forme, donner une structure signifiante’. En réalité, plutôt   que ‘Gestalt’, il serait plus exact de parler de ‘Gestaltung’, mot indiquant une action prévue, en cours ou achevée, impliquant un processus de mise en forme de ‘formation’.

‘Gestaltpsychologie’, théorie selon laquelle notre champ perceptif (mais aussi notre champ intellectuel, mnésique, affectif, etc.) s’organise spontanément sous la forme  d’ensembles structurés et signifiants (‘bonnes formes’ ou Gestalten fortes et prégnantes). La perception d’une totalité – par exemple, un visage humain – ne peut se réduire à la somme des stimuli perçus car le tout est différent de la somme de ses parties

… ainsi, l’eau est autre chose que de l’oxygène et de l’hydrogène !

De même, une partie dans un tout est autre chose que cette même partie isolée ou incluse dans un autre tout

puisqu’elle tire des propriétés particulières de sa place et de sa fonctiondans chacun d’entre eux …

Pour comprendre un comportement, il importe donc, non seulement de l’analyser, mais surtout, d’en avoir une vue synthétique, de le percevoir dans lensemble plus vaste du contexte global, avoir un regard, non pas plus ‘pointu’ mais plus large. »[1]

La « théorie de la forme », la « Lehre von der Gestalt » ou « Gestalttheorie »

« consiste à considérer les phénomènes non plus comme une somme d’éléments qu’il s’agit avant tout d’isoler, d’analyser, de disséquer, mais comme des ensembles (Zusammenhänge) constituant des unités autonomes, manifestant une solidarité interne, et ayant des lois propres. Il s’ensuit que la manière d’être de chaque élément dépend da la structure de l’ensemble et des lois qui le régissent … la connaissance du tout et de ses lois ne saurait être déduite de la connaissance séparée des parties qu’on y rencontre. »[2]

L’entrée par la notion de « système », par la systémique donc, serait aussi possible :

« Ensemble d’éléments, matériels ou non, qui dépendent réciproquement les uns des autres de manière de former un tout organisé. »[3]

Je postule maintenant que ce que nous appelons « spiritualité » fait du bio-psycho-social une « Gestalt », qui structure ou forme, – « gestaltet » en allemand -, les dimensions de l’être humain de sorte que son être, – son « Wesen » en allemand, à ne pas confondre avec essence, mais plutôt manière d’être au monde -, aboutisse à ce que G. Saulus appelle « structure » ou « organisation structurale », de types handicaps ou non.

En conséquence nous devrions abandonner de considérer, – comme j’avais moi aussi tendance à le faire, tout en parlant d’un « explicite spirituel » qui ne désigne pas l’ensemble de la spiritualité -, le spirituel comme quatrième dimension du bio-psych-social.

Nous pouvons maintenant dire :

le spirituel englobe le bio-psycho-social, le tient ensemble et lui donne forme ou structure (« Gestalt »). Les forces qui tiennent le tout ensemble, les puissances structurantes de G. Saulus, sont des forces que nous pouvons appeler spirituelles, sans tomber dans du vitalisme.

Par là, le « bio » – corps, le « psycho » – psychè et le « socio » – contexte social ne peuvent non plus être pris en soi indépendamment de l’ensemble, de la « Gestalt », donc du spirituel.

Nous rejoignons à notre façon la phénoménologie anthropologique d’un Viktor von Weizsäcker ou d’un Georges Canguilhem, avec, toujours ouverte, la question de l’existence ou non d’une quatrième dimension restant.

L’accompagnement spirituel des patients et résidents en institution socio-médicale et socio-éducative devient donc une évidence, cette fois-ci non pas exigé et pensé à partir d’une conception globale, holistique, religieuse ou non, de l’être humain, mais à partir d’une compréhension de son être en sphères apparemment distinctes.

Par une démarche analytique, « scientifique moderne », nous sommes arrivés à une différenciation en quatre sphères de ce qui fait l’être humain, et à partir de là, à travers une vision autant scientifique mais cette fois synthétique, de nouveau à ce qui le fait un et lui donne une « Gestalt » unique.

Cette tension entre particularisation et globalisation, pour refléter la complexité de la personne humaine accueillie, devrait se maintenir et être soignée au niveau des établissements médico- sociaux et socio-éducatifs, en tant qu’institutions sectorisées, dans l’inter- et la transdisciplinarité, et communautés unes et uniques ayant une forme ou « Gestalt » ou « culture » propre.

Armin Kressmann 2010

< Handicap, structure, religion 2 : Conception structurale du (poly)handicap

Handicap, structure, religion 4 : Spiritualité et religion, comment les distinguer (définitions) ? >


[1] Serge Ginger ; La Gestalt ; Hommes et Groupes, 6ème éd., Paris 2000, p. 32s

[2] Edouard Claparède, in : A. Lalande ; Vocabulaire technique et critique de la philosophie ; puf, Paris 1985, p. 372s

[3] A. Lalande ; Vocabulaire technique et critique de la philosophie ; puf, Paris 1985, p. 1096

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