La structure du handicap dans un modèle bio-psycho-social

L’interprétation des réactions de personnes mentalement handicapées est souvent difficile, presque impossible en situation extrême, autisme profond, psychose grave ou polyhandicap lourd. Les états physiques, psychiques, relationnels, cognitifs, voir spirituels sont tellement imbriqués les uns dans les autres que chaque manifestation prête à interprétations diverses.

Les émotions, qu’elles soient de bien-être ou de mal-être, envahissent la personne dans sa totalité et sa globalité. Joie ou peine, douleur ou autre malaise, peur ou tristesse, faim ou soif, bonheur ou malheur, fatigue ou excitation, tous ces états très différents les uns des autres peuvent mener à une même manifestation physique ou psychique, ou, au contraire, une absence de manifestation, voire à des manifestations paradoxaux. Un sourire ne veut pas forcément dire contentement ou bonheur, comme un cri pas forcément angoisse ou malheur. L’accompagnement de personnes profondément handicapées demande une écoute, une analyse et un partage très pointus, et la vision dégagée reste hypothétique ; il faut la revisiter continuellement.

Pour comprendre cette interaction forte entre les différentes sphères de la personnalité, Georges Saulus utilise le concept de structure telle que le dictionnaire philosophique de Lalande la définit :

« Un tout formé de phénomènes solidaires tel que chacun dépend des autres et ne peut être ce qu’il est que dans et par son rapport (plutôt « sa relation », AK) avec eux. »[1]

Le structuralisme insiste sur la réalité sous-jacente et parle

« d’un ensemble d’éléments interdépendants, un système où tout se tient »[2],

de ce que l’allemand désigne comme « Gestalt », le fait que le tout est autre chose que la somme de ses parties.

En l’occurrence nous pouvons aussi parler de « forme forte »,

« celle qui relie étroitement les parties d’un tout en une organisation présentant une unité et une stabilité considérables. »[3]

G. Saulus définit ainsi le polyhandicap comme

« un tout formé de l’association de déficiences et d’incapacités solidaires, telle que l’expression de l’une dépend des autres et ne peut être ce qu’elle est que dans et par son rapport avec les autres. »[4]

Au lieu « de déficiences et d’incapacités », – qui désignent des réalités absentes et ne peuvent par conséquent pas êtres « solidaires » les unes avec les autres -, nous devrions à mon avis plutôt parler des capacités résiduelles à travers lesquelles se manifestent d’une manière réduite et plus ou moins uniforme la diversité des différents « états d’âme ».

Pour décrire ce qui tient ensemble les parties, donc les différentes sphères de la personne, Saulus introduit le terme de « gradient structural ».

« Les déficiences et incapacités constitutives du polyhandicap sont en interactions permanentes. Ces interactions, si importantes qu’elles soient en la matière qui nous occupe, ne sont néanmoins pas propres au polyhandicap ; elles sont le fait, même à un moindre degré, de la majorité des multihandicaps d’origines cérébrales. … Il faut donc, en toute rigueur, parler de « gradient d’organisation structurale » plutôt que d’organisation structurale ; le gradient d’organisation structurale désignant le degré de prégnance des liens interactifs des déficiences et incapacités organisées en structure. »[5]

Ce que G. Saulus élabore pour le polyhandicap est, comme il le constate lui-même, valable pour tout handicap, davantage, pour toute situation humaine, notamment les périodes de la vie où le « soi » (« self ») ne peut être distingué des autres sphères qui composent ensemble ce que nous appelons personne ou être humain, notamment pour l’enfance, l’âge avancée et les situations de passage et de crise comme l’adolescence ou la maladie en lesquelles le corps est entièrement « moi » ou moi suis mon corps.

En fait, comme Saulus le dit d’ailleurs lui-même, il ne s’agit pas d’un gradient, mais d’un degré[6], le « degré de prégnance » qui se maintient ou varie selon un gradient plus ou moins prononcé. Le gradient[7], – on pourrait aussi dire « grade » -, est un vecteur qui indique le degré de changement dans le temps sous l’influence de deux forces (pour lesquelles Saulus utilise le terme de gradient), une force centripète, le « gradient structural synchronique » selon Saulus, qui

« mesure en quelque sorte la puissance d’une organisation structurale donnée à se maintenir »[8]

et une force centrifuge, le « gradient structural diachronique »,

« la puissance d’une organisation structurale à se mettre en place ».

L’équilibre ou le non-équilibre entre ces deux force nous indiquerait la stabilité ou le changement de la structure (ou organisation) initiale, donc le changement du degré de prégnance.

« Un tel processus n’obéit pas aux lois d’une causalité linéaire mais aux lois d’une causalité structurante. »[9]

Cet équilibre serait à concevoir « en termes de modèle interactif bio-psycho-environnemental », ce qui nous amènerait au facteurs environnementaux, donc sociaux et écologiques, voir spirituels de la « construction du handicap », selon la CIF, la Classification International du Fonctionnement de la santé et du handicap.

Ces concepts nous permettront de resituer la dimension spirituelle de l’être humain et son rôle dans l’accompagnement des personnes mentalement handicapées.

Armin Kressmann 2010

Handicap, structure, religion 2 : Conception structurale du (poly)handicap >


[1]Georges Saulus ; Modèle structural du polyhandicap ; Psychiatrie de l’enfance, vol. 51, no. 1, 2008, p. 160 ; Lalande dans le « Vocabulaire technique et critique de la philosophie » parle de « relation », puf, Paris 1985, p. 1032 ; cf. aussi, notamment pour la distinction entre « structure » et « système », Jean-François Pirson ; La structure et l’objet ; Margada, Bruxelles 1984, p. 14

[2] Jean-François Pirson ; La structure et l’objet ; Margada, Bruxelles 1984, p. 14

[3] « Vocabulaire technique et critique de la philosophie » parle de « relation », puf, Paris 1985, p. 372

[4] G. Saulus, p. 161

[5] G. Saulus, p. 162s

[6] « Degré n. m. XIe siècle, au sens de « marche d’escalier ». Probablement composé latin tardif de la préposition de, marquant un mouvement de haut en bas, et gradus, « pas, marche (d’un escalier), hiérarchie, rang », de gradi, « marcher, s’avancer ».
III. Exprime une notion de valeur ou d’intensité. 3. PATHOL. Mesure de la gravité d’un état. IV. Unité de mesures scientifiques. 2. PHYS. CHIM. Chacune des divisions principales marquées sur l’échelle des instruments qui mesurent la température, la densité, etc. » (Dictionnaire de l’Académie, 9ème éd.)

[7] « Gradient n. m. XIXe siècle. Dérivé du latin gradus, sur le modèle de quotient.
1. Taux de variation d’une grandeur physique en fonction d’un paramètre. 2. BIOL. Mesure de la variation continue d’une propriété physiologique ou biochimique le long d’un axe défini. » (Dictionnaire de l’Académie, 9ème éd.)

[8] G. Saulus, p. 163

[9] Ibid. p. 164

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