Le jeu comme enjeu – Johan Huizinga

J’ai proposé le concept du jeu comme mode de communication fondamental, notamment avec des personnes mentalement handicapées.

Cela pour plusieurs raisons :

  1. La réalité de l’autre en tant que telle et comme il la conçoit nous échappera toujours
  2. La distinction entre ce qui est « sérieux » et ce qui est « jeu » est en conséquence discutable
  3. Le jeu permet la mise en égalité de joueurs a priori inégaux (par le « handicap ») ; le jeu est liberté (Huizinga)
  4. Dans un espace régulé par les règles du jeu
  5. Celles-ci élaborées par les joueurs lors du jeu
  6. À l’intérieur d’un autre espace, l’institution qu’on pourrait aussi concevoir comme espace de jeu, qui permet (devrait permettre), favorise et soutient cette élaboration
  7. Donc une succession d’espaces (institutionnels) conçus comme espaces de jeu, espaces intermédiaires, « entre », là où se retrouve la personne handicapée régulièrement
  8. Une succession qui, ce serait à étudier, pourrait permettre à cheminer ensemble « hors handicap », en handicapant, si besoin était, la « personne non-handicapée » (cf. Le « handicap » – le terme, son histoire et soin origine)

Reste à discuter la conception du jeu comme réalité ou de la réalité comme jeu, le côté ludique ou sérieux de la réalité. Les auteurs, me semble-t-il, ont des avis divergents.

Commençons avec le « classique », Johan Huizinga, et son livre « Homo ludens », « Essai sur la fonction social du jeu » (Gallimard, 1951) :

« Sous l’angle de la forme, on peut …, en bref, définir le jeu comme une action libre, sentie comme ‘fictive’ et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d’absorber totalement le joueur ; une action dénuée de toute intérêt matériel et de toute utilité ; qui s’accomplit en un temps et dans un espace expressément circonscrits, se déroule avec ordre selon des règles données, et suscite dans la vie des relations de groupes s’entourant volontiers de mystère ou accentuant par le déguisement leur étrangeté vis-à-vis du monde habituel.

La fonction  du jeu, sous les formes supérieures envisagées ici, peut, pour la plus grande part, se ramener immédiatement à deux aspects essentiels. Le jeu est une lutte pour quelque chose, ou une représentation de quelque chose. Ces deux fonctions peuvent également se confondre, en ce sens que le jeu ‘représente’ un combat pour quelque chose, ou bien est un concours, qui peut le mieux rendre quelque chose.

Étymologiquement représenter a une signification aussi forte que faire voir … » (p. 32s)

« Dénué de toute utilité » veut dire que le jeu a sens en lui-même, en ce « pour » évoqué plus loin, une « lutte » qui est drame, « représente » une utopie, rend plus réel que le réel :

« L’action sacrée est un dromenon, c’est-à-dire quelque chose qui se fait. », comme Winnicott le dit : « Jouer, c’est faire. »

« Ce qui est représenté est une drama, c’est-à-dire une action, que celle-ci revête la forme d’un spectacle ou d’une compétition. L’action reproduit un événement cosmique, non point seulement comme représentation mais comme identification. Elle répète cet événement. Sa fonction n’est pas une pure imitation, mais une communio0n ou une participation. Il est un facteur helping the action out. » (p. 33)

Nous sommes dans le rite et le mythe, rendant la réalité du drame de la vie vivable et compréhensible, de cette vie qui, en ce qui concerne le handicap, est déjà de l’ordre du mythique[1]. Nous devons alors nous poser la question si, en l’occurrence, la vie n’est pas le jeu, invivable en tant que telle, et le jeu qu’on mettrait en scène dans le jeu sa seule forme vivable. Le handicap décale, le drame de la vie vers le drame du mythologique ; le jeu permettrait de recadrer le drame en une forme supportable et enfin vivable. Pour les familles, le vrai drame serait donc de non pas vivre ce qui est insupportable en soi, mais de ne pas pouvoir transposer cette vie en jeu, d’en être empêché même, en étant toujours ramené à la vie dans sa forme dramatique « réelle », « fautive, coupable », et non pas « ludique », donc partagée. La fonction première de l’institution sociale ou socio-éducative, – de toute institution peut-être -, serait en finalité de transformer cette vie insupportable en une forme « ludique » qui la rendrait vivable. C’est ainsi que nous devrions probablement aussi définir et concevoir la « distance thérapeutique ou éducative. »

Ainsi, comme je l’ai déjà constaté, le jeu est spiritualité, en quoi je rejoins Huizinga :

« Mais reconnaître le jeu, c’est, qu’on le veuille ou non, reconnaître l’esprit. Car, quelle que soit son essence, le jeu n’est pas matière. » (p. 18s)

C’est ici que se situe probablement le nœud du problème : ne pas reconnaître, ni dans le vie, ni dans le jeu, la dimension spirituelle de l’action, mais ramener celle-ci toujours à son utilité matérielle, corporelle, physique, chargée (« fardeau ») ; tout devient alors sérieux, menacé de disparition et d’anéantissement, là où le spirituel permettrait de « survivre ».

La survie dans des circonstances dramatiques d’un handicap sévère, encore une fois, serait alors d’abord une question spirituelle.

Là où Huizinga identifie le jeu avec le non-sérieux (et encore ?),

« Dans notre conscience, l’idée de jeu s’oppose à celle de sérieux. Cette antithèse demeure provisoirement aussi irréductible que la notion de jeu elle-même. À la considérer de plus près, cette antithèse jeu-gravité ne nous paraît ni concluante, ni solide. Nous pouvons dire : le jeu est le non-sérieux. Mais, outre que ce jugement ne dit rein au sujet des caractères positifs du jeu, il est fort instable. Aussitôt que nous modifions la proposition précédente pour dire : le jeu n’est pas sérieux, déjà l’antithèse nous trahit, car le jeu peut fort bien être sérieux. «  (p. 21)

… d’autres auteurs sont moins affirmatifs.

A suivre …

Armin Kressmann 2010


[1] Ne pensons qu’à Œdipe ou Paul.

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