Nous pensons en général qu’être handicapé serait toujours lié, directement ou indirectement, à un déficit, physique, sensoriel ou mental, une incapacité ou un défaut quelconque. C’est faut. Toute différence qui met quelqu’un hors norme peut l’amener aussi en situation de handicap. Nous connaissons par exemple les enfants et les adultes surdoués, dont des témoignages glanés sur l’Internet se trouvent sur le site douance.be :
« Je me heurte parfois à une telle incompréhension de la part de mes contemporains qu’un épouvantable doute m’étreint : suis-je bien de cette planète ? Et si oui, cela ne prouve-t-il pas qu’eux sont d’ailleurs ? » (Pierre Desproges)
Donc, des qualités humaines peuvent amener des personnes en des situations où elles sont handicapées, défavorisées, discriminées, exclues. En quelque sorte, handicap et discrimination sont synonymes.
Être femme n’est pas un handicap, mais peut mener une femme en situation de handicap. Être une belle femme aussi. C’était le cas de Vasti à la cour de Suse, épouse reine de Xerxès, ou Assuérus en latin, roi perse dont la bible parle dans livre d’Esther. Vasti, « la meilleure », n’a pas voulu se présenter devant l’assemblée des dignitaires, elle ne s’est pas laissée instrumentaliser par son mari, lors de la grande fête donnée par lui ; par là, elle a défié le pouvoir masculin.
“ Mais la reine Vasti refusa de venir selon l’ordre du roi transmis par les eunuques. Alors le roi se mit dans une grande colère et s’enflamma de fureur. Or toute affaire royale devait aller devant tous les spécialistes de la loi et du droit ; et il y avait près du roi Karshena, Shétar, Admata, Tarshish, Mèrès, Marsena, Memoukân–les sept ministres de Perse et de Médie, admis à voir le roi et siégeant au premier rang dans le royaume. Donc, le roi dit aux astrologues : « D’après la loi, que faire à la reine Vasti, attendu qu’elle n’a pas exécuté la parole du roi Xerxès transmise par les eunuques ? » Memoukân prit alors la parole en présence du roi et des ministres : « Ce n’est pas seulement le roi que Vasti, la reine, a bafoué, mais tous les ministres et tous les peuples de toutes les provinces du roi Xerxès. Car la conduite de la reine filtrera jusqu’à toutes les femmes, les poussant à mépriser leurs maris, en disant : Le roi Xerxès avait dit de faire venir devant lui Vasti, la reine, mais elle n’est pas venue ! Et dès aujourd’hui les femmes des ministres de Perse et de Médie, qui ont entendu parler de la conduite de la reine, vont se mettre à répliquer à tous les ministres du roi. Et à ce mépris correspondra la colère. S’il plaît au roi, que sorte de sa part une ordonnance royale, qui sera inscrite dans les lois de Perse et de Médie et sera irrévocable, selon laquelle Vasti ne viendra plus en présence du roi Xerxès, qui donnera son titre de reine à une autre meilleure qu’elle. Et le décret que le roi aura rendu retentira dans tout son royaume–et il est grand ! Alors toutes les femmes entoureront d’égards leurs maris, du plus important au plus humble. » La chose plut au roi et aux ministres. Aussi le roi agit–il suivant les paroles de Memoukân.” (Esther 1,12-21 TOB)
Et le Meam Loez, commentaire judéo-espagnol du 18ème-19ème siècle du livre d’Esther dit :
« … la reine Vashti refusa de venir comprenant qu’Assuérus ne s’intéressait qu’à sa beauté et non à elle-même » (Vérdier, Lagrasse 1997, p. 85)
La pensée européenne n’a pas encore vraiment compris que toute discrimination, de quelque sorte qu’elle soit, est à combattre et à traiter au même niveau que toutes les autres. Ce qui réunit femmes, noirs, étrangers, personnes handicapées, quelque soit le handicap, est plus fondamental que ce qui les distingue. Chez nous la tendance est que chacun, chacune lutte pour son camp, en discriminant parfois d’autres qui se trouvent dans des situations semblables. La polémique sur le téléthon en est un exemple. Aveugles contre aveugles !
Du côté anglo-saxon, Martha Nussbaum, penseur et philosophe dans la suite de John Rawls et d’Amartya Sen, est celle qui va peut-être le plus loin. Après ses travaux sur la discrimination des femmes (« Women and Human Developpement »), elle n’hésite pas à soumettre dans son livre « Frontiers of Justice ; Disability, Nationality, Species Membership » le handicap, la « disabilité », les inégalités entre nations et l’appartenance à une espèce à la même analyse. Elle met les théories contractuelles, notamment rawlsiennes, qui se basent sur les besoins de citoyens « libres, égaux et indépendants » à l’épreuve et les complètent et dépasse par une approche par « capabilité ».
Après avoir constaté les limites de la théorie de John Rawls, – limites que Rawls reconnaît d’ailleurs lui-même -, …
« The full inclusion of citizens with mental and physical impairments raises questions that go to the heart of classical contractarian account of justice and social cooperation.” (p. 18)
… elle réinstalle les personnes handicapées, même mentales, comme citoyens …
« Children and adults with mental impairments are citizens. Any decent society must address their needs for care, education, self-respect, activity, and friendship.” (p. 98)
… et revendique leur accès aux différentes « capabilités » à travers le « guardianship », ce que j’ai appelé l’avocature.
« … guardianship becomes not a matter of dealing with ‘incompetence’ of a person, but a way of facilitating that person’s access to all the central capabilities. The norm should always be to put the person herself in a position to choose functioning of the relevant sort. Where that is not possible, temporarily or permanently, the sort of guardianship to strive for will be one that is narrowly tailored to assist the person where assistance is needed, in a way that invites the person to participate as much as possible in the decisionmaking and choice.” (p. 199)
Armin Kressmann 2010