Assistance au suicide : une situation

« La vie humaine est sacrée », c’est ce que je pourrais poser comme absolu et couper ainsi court à tout débat. Ni avortement, ni euthanasie, ni suicide ! C’est comme ça ! C’est tentant pour un homme d’Église, je ne serais pas le seul. La vie humaine est sacrée, oui, en principe. La vie humaine n’appartient pas à l’homme, ni à l’homme ni à la femme. Elle les précède, elle est donnée. La vie ne se pèse que contre la vie.

Et pourtant ! Quelle vie ? Et la souffrance ? Et la dignité de la vie ?

J’entends et je respecte. Je respecte celui qui se prend la vie parce que pour lui sa vie n’est plus une vie, je respecte celle qui avorte parce qu’elle n’en peut plus, autrement, je respecte celui qui s’attaque à la vie pour défendre la vie, sa vie, celle des autres. Alors, « ce n’est pas si simple que ça » ! Eh oui. Il faudra argumenter et il faudra confronter les arguments.

Dis-moi, pourquoi veux-tu t’ôter la vie ?

C’est ta liberté ? Au nom de l’autonomie ? Parce que ce n’est plus une vie ? Parce que tu souffres trop ? Parce que tu ne peux plus ?

Argumentons ! Entre nous deux d’abord. Puis les arguments des autres.

La situation

Voici ce que j’ai vécu, pendant quelques mois, dans ma perspective d’aumônier, sans avoir connu le dossier médical, sans avoir fait une enquête.

Le premier contact : j’entre dans la chambre de notre hôpital et je vois un homme, passé la septantaine, dans son fauteuil, près de la fenêtre, un homme replié sur lui-même, avec un magazine qui penche dans sa main ; il a l’air de dormir. Je m’approche, je me présente. Un temps d’attente, puis, de sa part, un « bonjour ! », bref, comme poussé dehors. « Je peux m’asseoir ? », je rapproche une chaise, je m’assieds. J’attends. J’engage une conversation, difficilement. Sur ma question sur son état, une réponse claire : « Je suis médecin, anesthésiste ; j’ai un Parkinson et un Alzheimer. ». A chaque fois qu’il me répond, ce n’est que sur mes questions qu’il parle, qu’il lève la tête pour la rebaisser tout de suite. Je m’intéresse au magazine, « Science et Vie ». « Est-ce que je peux vous lire quelque chose ? », « Oui ». Je parcours le cahier, je donne les titres, je passe à la page où il était quand je suis entré, un article sur les lemmings … « Oui, l’article sur les lemmings ! », il se souvient de ce qu’il était en train de lire. Je lis l’article à haute voix : les lemmings ne se suicident pas en se jetant en collectif dans la mer ! C’est un mythe, c’est faux. Ce n’est qu’une question de fluctuation entre prédateurs et victimes …

En ce qui concerne la foi de « mon » patient (c’est quand même mon travail !), il ya du respect, pas plus que ça ; c’est quelqu’un plutôt agnostique.

Un deuxième contact, la semaine d’après, plus banal.

Puis Noël : je rejoins les patients de l’hôpital après le repas. Il est là, lui aussi, avec son épouse. Échanges de politesses. Une infirmière accompagne Monsieur dans sa chambre, je reste avec son épouse. Les autres patients et leurs familles se retirent, nous restons seuls les deux. C’est dur pour la femme. Elle me parle de l’hôpital, de leur domicile, des deux fils, de son mari et … de sa volonté à lui de terminer sa vie. « Il fait partie d’Exit[1] ». Mais, il n’a pas passé à l’acte. « Pourtant, il a tout à la maison, ce dont on a besoin … » Ses anciens amis d’ailleurs, semble-t-il, ne comprennent pas pourquoi « il ne l’a pas fait, avant déjà ». Des larmes … un soulagement.

Des contacts plus réguliers, une fois par semaine, l’épouse est là, tous les jours. Le patient est de plus en plus fatigué.

J’apprends au colloque : « mon » patient réitère sa demande d’assistance au suicide ; les médecins informent Exit. Il s’avère qu’il en fait partie, mais sans avoir fait formellement la demande d’assistance à son suicide. Alors la procédure se complique : il faut un notaire, informer le médecin cantonal … c’est toute une histoire.

Je poursuis mes entretiens, toujours en présence de l’épouse. J’exprime ma disponibilité, mais devant moi, ni lui, ni elle reviennent sur le sujet. On parle de souvenirs, du domicile, des week-ends, des passions … un bon repas, une bonne bouteille … « J’en apporterai une », dis-je, « Non, c’est à nous de le faire, le même que week-end passé, celui qui a accompagné notre repas, la soupe aux poissons, un Alsacien comme mon mari. »

Et c’est, à la prochaine occasion, un apéritif, avec un « Tokay Pinot gris » …

Nous partageons la vie !

D’ailleurs, le patient va mieux. Il marche de nouveau seul.

Pourtant, il y a toujours cette demande, réitérée.

La souffrance ? « Elle est psychique », me dit le médecin chef.

Ce jour-là, juste après un bref contact avec le patient dans la salle à manger, je croise madame, dans le couloir, sur son chemin vers la chambre de son mari. Elle a des papiers dans ses mains … « C’est la déclaration …, demain, on verra le notaire. Je dois les soumettre à mon mari. »

La procédure suit son cours, inévitablement, me semble-t-il. La femme est bouleversée ; nous prenons un petit moment, au salon. Je demande comment elle vit la situation. « C’est dur, très dur. Qu’est-ce que vous en dites, vous ? », me demande-t-elle, les larmes aux yeux. Je m’explique : le respect de la volonté de son mari, tout en étant en désaccord sur le fond ; surtout, dis-je, ni la maladie, ni la souffrance portent atteinte à la dignité de la personne. Et puis ce petit malaise, quelque chose entre elle et son mari ; bien sûr, comment pourrait-il être autrement ? Elle m’explique sa compréhension et qu’elle n’aimerait pas non plus elle-même arriver là où il est lui. C’est la première fois que je ressens plus que du respect de la décision. Que « cela » devra se faire à la maison, c’est ce qui lui semble poser le plus grand problème. Je dis : « Je serai là, si vous le désirez, avec vous. » Nous nous embrassons …

Un petit échange avec le médecin, le lendemain : le notaire passera ce soir ; voici le motif du patient : « Parce que je ne pourrai plus être avec ma famille … »

Et c’est ainsi que les choses se font.

Depuis c’est calme. Les visites sont plus « routine » qu’approfondissement. La santé se péjore, mais le patient n’a plus besoin de revenir sur sa demande. Fallait-il seulement qu’il garde sa liberté, son autonomie ? Sa seule inquiétude est d’être placé en EMS … Son épouse est sereine et patiente.

Un peu plus tard, pendant une absence de ma part, il se fait, le placement en EMS, inévitablement. Suit un petit échange de correspondance, puis je n’ai plus de nouvelles.

Armin Kressmann 2004

Assistance au suicide 2 : une situation – conflits et enjeux éthiques »


[1] Exit – A.D.M.D. Suisse romande Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité

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