Distinctions à faire entre religion, spiritualité et éthique, ainsi qu’entre art, métaphysique et religion :
Spiritualité surgit quand l’homme touche à ses limites, quand il ne maîtrise plus ce qui lui arrive, devant la mort, devant la vie, devant sa finitude, devant la question de l’au-delà, avant la vie et après la mort. Spiritualité et crise sont sœurs.
Le « pourquoi » est la question de la spiritualité, en sa forme causale, « pourquoi », et en sa forme prospective, « pour quoi », en vue de quoi, l’un et l’autre là où ce « quoi » n’est pas, pas encore ou plus évident. Pourquoi moi ? Pourquoi ça ? Pourquoi lui, ou elle, pourquoi pas moi ? Pourquoi maintenant ?
Spiritualité il y a là, où ce « pourquoi » trouve réponse, où ce qui n’est pas évident devient évident, quand ce qui n’a pas de sens trouve du sens, quand ce qui a perdu du sens retrouve du sens. C’est le paradoxe de la spiritualité : souffler, respirer là où nous risquons de nous étouffer. Spiritualité est passage, spiritualité est issue. Spiritualité (re)donne sens, « orientation ».
Dans la technique, spiritualité s’appelle art, dans la raison elle s’appelle métaphysique, factuelle en tant que telle, on parle de religion.
Spiritualité il y a là, où ce qui est physique est plus que physique, véhicule autre chose, transcende ce qui est physique, devient « méta-physique ». Spiritualité transcende donc l’espace et le temps, la finitude et le moment, touche et ouvre, – potentiellement -, à l’infini et à l’éternel, à ce qui est ab-solu, à l’autre dans son altérité in-com-préhensible, sacré et intouchable. Spiritualité rend immortel. Dignité dans la misère.
Cet autre, l’absolu, on l’appelle Dieu quand il (re)devient évident, quand il se révèle, se manifeste, apparaît dans le relatif, le tangible, le physique, comme parole, comme signe, comme acte, comme fait, donné.
Cependant, une fois manifeste dans le relatif, l’absolu n’est plus absolu, il ne le reste que dans la foi. L’absolu dans le relatif, l’absolu mani-feste est religion, contestable dans sa « factualité », seulement reconnue et reconnaissable comme absolu au niveau spirituel, dans et par la foi. Gloire dans la misère (pas gloire de la misère !). Espérance contre toute espérance, force dans la faiblesse.
Religion est spiritualité « misérable », « Dieu misérable ». Y croire est la seule modalité pour cerner celui-ci ; autrement il nous échappe. Religion est spiritualité instituée, mise en commun, mise en forme, en objet, en actes, en rites, en règles, en dogmes, en structures et en pratiques ; Dieu au niveau humain, « Dieu commun ».
Spiritualité a donc une dimension éthique. Religion et éthique sont spiritualité manifeste et reconnaissable en tant que telle. Religion et éthique cadrent la spiritualité.
Spiritualité est l’espace qui fait de la limite un lieu de vie. Spiritualité est cet espace entre l’immanence, ce qui est relatif, et la transcendance, l’absolu, comparable à la lisière, ce qui est entre le pré ouvert et la forêt dense, comparable au littoral, ce qui est au bord, entre l’eau et la terre, comparable à la biosphère, cette couche infime entre la planète Terre et le vide de l’univers, tous ces lieux de vie par excellence : « entre ». Entre le ciel et la terre … Spiritualité est bordure, marge, seuil, liminalité[1].
Spiritualité est donc l’essence des institutions dites sociales, des lieux de vie des « marg-inaux » et autres « border-lines », de tous ceux et celles que nous appelons « différents », « a-normaux », au-delà des normes. La spiritualité est ce qui fait vivre les institutions, c’est ce qui les « anime ».
Spiritualité il y a toujours là où il y a un tiers dans l’histoire, quand nous sortons du binaire, du noir et du blanc, quand nous sortons et pouvons sortir des impasses de la vie et passer de la mort à la vie.
Armin Kressmann, Rapport « La spiritualité et les institutions », CEDIS 2008
[1] cf. Arnold van Gennep ; Robert Murphy ; Victor Turner ; Henri-Jacques Stiker