De Kant à Rawls, puis à Walzer : libéralismes et communautarismes

Avec Kant, la grande voie du principe d’autonomie à l’intérieur d’une éthique déontologique[1] a été philosophiquement ouverte.[2] En principe, l’homme est sa propre mesure et décide et agit selon les maximes qu’il a établit et qu’il respecte lui-même, et cela d’une manière absolue. Nous sommes dans une logique libérale et immanente.

Celle-ci a été reprise et développée, au 20ème siècle notamment par John Rawls[3]. Dans la suite de la philosophie politique de ce dernier, d’autres courants de pensée s’inscrivent, certains comme prolongement (« libéralismes égalitaires »), d’autres d’une manière critique. J’en mentionne le libéralisme « libéraliste » (« libertarianism »), une sorte de néo-libéralisme basé sur les droits individuels de liberté et de propriété qui ne considère comme juste que les rapports du type contractuel entre propriétaires (« Proprety-rigths-Absolutismus » à ramener à Locke)[4]. C’est à ce courant qu’on pense en général quand on parle de libéralisme d’une manière critique (ou enthousiaste !) dans nos contrées[5], le libéralisme économique. En médecine, il se manifeste en bioéthique plus particulièrement aux Etats-Unis, avec les risques qu’on connaît[6].

L’autre courant critique est le « communautarisme », dont  certains détenteurs rejettent carrément l’universalisme des droits de l’homme et mettent en avant des valeurs propres à une collectivité ou une communauté.

Par contre, d’autres « communautariens » cherchent à renouveler le libéralisme et s’en revendiquent toujours. C’est notamment le cas d’un Michael Walzer qui parle de « rectificatif ». Il se veut plus proche de la réalité et constate que

« dans bien des domaines, notre vie associative n’est pas le fait d’un héros libéral, d’un individu autonome qui serait en mesure de choisir ses propres allégeances. Au contraire, un grand nombre d’entre nous se situent d’ores et déjà dans des groupes qui pourraient s’avérer déterminants »[7],

les « associations involontaires » dans son vocabulaire. Elles sont de l’ordre socio-familial (famille, nation, pays, classe sociale, sexe), de l’ordre de la culture (p.ex. le mariage comme pratique culturelle), d’ordre politique (communauté politique) et d’ordre moral (appartenances religieuses et spirituelles). Selon M. Walzer,

« l’inégalité persiste en quelque sorte dans ces associations involontaires dont les théoriciens du libéralisme admettent si rarement l’importance, alors qu’elles sont en même temps le moteur principal de la politique multiculturelle … L’analyse rationnelle et le débat réfléchi prônés par le libéralisme sous le nom de ‘délibération’, même lorsqu’ils aboutissent à des conclusions égalitaires, ne traitent que rarement d’une expérience réelle de l’inégalité, ou du combat qu’elle génère. »[8]

Selon les communautarismes, quand ils abandonnent l’universalisme, – ce qui ne semble pas être le cas d’un M. Walzer, même si le débat est ouvert[9] -, on bascule du principe d’autonomie vers un autre principe, celui-ci déterminé par la collectivité ou l’association respective, et par là, – à cette collectivité ou association attribuant la « paternité » -, au paternalisme et en dernière instance dans une sorte de transcendance (de valeurs héritées, venant d’ailleurs, mais pas remises en question par la raison ; « c’est comme ça chez nous », d’ailleurs trop souvent avancé en institution). Ainsi, nous nous retrouvons dans la deuxième branche de mon modèle de cascade « chiasmatique ».

Armin Kressmann, mémoire en éthique, 2005


[1]« Il existe des systématiques diverses pour décrire le champ de l’éthique (des éthiques !), mais on distingue généralement deux grandes familles : les éthiques téléologiques et les éthiques déontologiques. Les premières cherchent un but (« telos ») ou une visée à atteindre ou à réaliser, les secondes se basent sur des obligations, des droits et des devoirs qui s’imposent et qui sont à respecter d’une manière absolue. », A. Kressmann, Assistance au suicide et dignité humaine, Lausanne 2004

[2] Il serait à étudier dans quelle mesure cette conception a été déjà inscrite dans la pensée biblique et humaniste, dans quelle mesure p.ex. la théologie paulienne de la liberté et du devoir porte en elle le germe de la pensée kantienne. Aussi, mais je ne suis pas équipé pour, il faudrait voir chez les auteurs grecs classiques.

[3] cf. Eine Theorie der Gerechtigkeit, Frankfurt 1975, p. 283ss „Die Kantische Deutung der Gerechtigkeit als Fairness“; Théorie de la justice, Seuil Paris 1987 “L’interprétation kantienne de la justice comme équité“, p. 287ss

[4] cf. W. Kersting, John Rawls, Hamburg 2001, p. 8

[5] C’est peut-être un peu différent en Pays de Vaud ou en Suisse romande en général, où le libéralisme est d’abord rattaché à un parti politique qui, lui, me semble-t-il, est composé de partisans des trois voies du libéralisme que je présente. Malheureusement dans les débats politiques courants et notamment par rapport aux finances, le plus souvent, ce sont justement ces « libéralistes » qui l’emportent. Parfois j’aurais envie de dire à « mes amis libéraux » : « Vous, libéraux qui vous revendiquez de Kant ou de Rawls, les vrais pour moi, où êtes-vous ? Manifestez-vous, gens de bonne volonté !» Y en a-t-il encore, des libéraux dans ce pays, chez nos partis politiques, des vrais libéraux ? Les slogans « Moins d’Etat ! » ou « Des économies d’abord ! » ne me suffisent pas. Ce sont des paroles creuses pour ceux qui se revendiquent du libéralisme kantien ou rawlsien, et déjà J. Dewey l’a démontré d’une manière magistrale. Il dit :

«  … la question de savoir quelles sont les transactions qui devraient être laissées autant que possible à l’initiative et à l’accord individuels, et celle qui devraient être soumises au contrôle du public, est une question du temps, de lieu et de conditions concrètes, que seules une observation attentive et une investigation réfléchie permettent de connaître. » Le public et ses problèmes, p. 188. C’était en 1927 déjà !

J. Zask, par rapport à J. Dewey :

« … la limite séparant le public du privé ne puisse être fixée dans l’absolu ou de manière a priori. Le degré d’intervention de l’Etat dans les affaires humaines dépend non de la nature des activités ou des acteurs qui les accomplissent mais des conséquences factuelles des activités. Le repérage de ces  conséquences nécessite une méthode et mobilise le public, qui se constitue par ce repérage lui-même. » Le public et ses problèmes, p. 23s

Pour être libéral, aujourd’hui, faut-il être plutôt à gauche ? Les différents gouvernements des pays qui nous entourent pourraient en être un indicateur. Aussi, pour quelqu’un qui se veut vraiment libéral, il ne peut pas s’allier sans autre dans les questions économiques avec la droite, dans les questions sociales avec la gauche ; dans ce cas-là il ne serait plus libéral dans un sens kantien ou rawlsien, mais utilitariste, parce que ce seraient les intérêts et les fins qui définiraient les moyens, les approches ou les alliances, et non pas les convictions plus profondes, les maximes.

[6] « Aux Etats-Unis, l’universalité des programmes d’assurance maladie et l’égalité de l’accès aux services médicaux sont généralement considérées comme des restrictions injustes et inacceptables de la liberté. Les patients sont libres d’acheter les services qu’ils peuvent se payer et les médecins sont libres de fixer les prix que les patients sont disposés à payer. », David Roy in G. Durand, p. 278

[7] M. Walzer, Raison et Passion, Francfort 1999, p. 7

[8] p. 8

[9] cf. M. Hunyadi, L’art de l’exclusion, Une critique de Michael Walzer, Cerf Paris 2000 ; J. Lacroix, Michael Walzer, Le pluralisme et l’universel, Michalon Paris 2001

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